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Rencontre avec le réalisateur de Noé.

Avec Noé (diffusé ce soir sur France Ô), Darren Aronofsky s'aventure dans un monde qu'il n'avait encore jamais exploré : celui du blockbuster. Comment le réalisateur visionnaire et célébré de Requiem for a Dream, The Wrestler et Black Swan allait-il s'en sortir face à la tâche épique de porter sur grand écran le Déluge biblique ?

Darren Aronofsky, il n’y a pas de suicide à la fin de Noé. Ça change de tous vos autres films.

Oui, je m’en suis rendu compte, et on m’a bien chambré là-dessus. Mais bon, ça n’allait pas arriver avec cette histoire, adaptée d’un certain bouquin.

Pour la première fois, le personnage est en quelque sorte apaisé à la fin de sa quête. C’est le reflet de votre état d’esprit aujourd’hui ?

Ça, je ne sais pas. Je ne suis pas sûr d’avoir plus de raisons aujourd’hui qu’hier de me sentir en paix avec moi-même. J’essayais d’être fidèle au Livre et je voulais qu’il y ait une petite ambigüité à la fin. C’est l’histoire d’une seconde chance donnée à l’humanité. Et cette seconde chance, c’est nous. Métaphoriquement, c’est nous qui la vivons. Donc oui, le personnage est apaisé, mais il est face à ce sentiment de responsabilité, qui est aussi le nôtre, de ne pas tout foirer une nouvelle fois. Et cette préoccupation, je la partage. Je partage son mélange d’optimisme et de pessimisme, qui vient avec un minimum de connaissance de la condition humaine. J’ai l’espoir que l’on puisse se sauver et sauver notre planète. Mais je suis aussi pessimiste, face à la réalité de ce qui se passe autour de nous. Comme le personnage, je ressens un mélange de colère et d’espoir.

Tous vos personnages poursuivent une quête, au risque de s’y brûler. Est-ce qu’on peut y voir une métaphore…

Du métier de cinéaste ? Ah ah, oui. Il n’est jamais facile de répondre à ce type de questions, quand on vous pointe les répétitions de vos histoires et qu’il s’agit d’examiner sa propre psyché pour essayer d’y voir clair. Ce que je peux dire c’est qu’en écrivant ces personnages, j’essaie qu’ils soient cohérents. Il y a clairement quelque chose de mon ADN que je leur transmets au moment où j’essaie de donner vie à ces personnages, parce que je les fais fonctionner d’une manière que je comprends émotionnellement. Ceci étant dit, Mickey Rourke dans The Wrestler et Natalie Portman dans Black Swan finissent certes de la même façon mais pas pour les mêmes raisons. Et Noé, c’est encore différent, il est motivé par la justice, la colère et la consternation de voir où l’homme a mené le monde. Il est plus comme un juge, une sorte de Judge Dredd, qui mène la notion de jugement aux confins de la raison.

 

Darren Aronofsky, tout le monde le suit, tout le monde le croit. C'est notre Noé"

Avant la sortie de Black Swan, alors que rien ne permettait de penser que le film cartonnerait, vous signez pour la suite de Wolverine. Pour vous couvrir au cas où ?

On peut dire ça, oui… A certains moments, on croit qu’on n’a plus le choix, qu’il ne faut pas insulter l’avenir. Heureusement, le succès inespéré de Black Swan m’a permis de retourner à mes projets perso.

C’est le paradoxe de Noé : un blockbuster, mais sans aucune concession. C’est avant tout un film de Darren Aronofsky. En plus gros.

Certains pensent que ce n’est "pas assez aronofskien", je ne sais pas ce qu’il leur faut. Sans doute que l’échelle spectaculaire du film leur donne par moment l’impression que j’ai fait des compromis. Mais ce n’est pas le cas. Avec un tel sujet, il faut que le spectacle soit énorme, que les miracles soient sur l’écran. Mais ça n’empêche pas le film de se vouloir différent, personnel et bizarre (weird).

Le rythme, les dialogues, la direction artistique, la musique, rien ne ressemble au tout venant du blockbuster actuel. Ce sont des choix conscients ?

Totalement. J’essaie toujours de réinventer la roue. Et pour un film biblique, genre codifié il y a cinquante ans, c’était encore plus nécessaire. La première chose que j’ai dite à Russell Crowe, c’était "ne t’attends pas à être avec une grand barbe blanche en sandales avec deux girafes derrière toi !". Il y a tant de clichés qui entourent l’histoire du Déluge. On en a fait des comptines pour enfants, Playmobil a un plateau "l’Arche de Noé"… On devait proposer quelque chose de neuf, tout en restant dans les clous des passages obligés de cette histoire et de ses images iconiques. Sur le plateau, c’était le mot d’ordre. Comment renouveler cette imagerie. La première clef a été de choisir de tourner en Islande. Au lieu d’aller dans le désert de Judée, nous sommes allés dans l’endroit le plus neuf de la Terre, un endroit qui est encore littéralement en train de sortir des flots, et où tout est encore comme à l’origine. Ce n’est pas un détail, ça fait qu’on ne se sent pas visuellement dans un univers familier. Il est toujours difficile de catégoriser mes films dans tel ou tel genre. The Wrestler est plus ou moins un film de sport, mais le type meurt à la fin. Black Swan ? On me disait "Darren, les fans de ballet n’aiment pas l’horreur, et les fans d’horreur n’aiment pas le ballet." Toujours surprendre. Dans Noé, les "gardiens" ne ressemblent à aucun autre géant récemment vu au cinéma. On les a fait moins fluides, plus torturés, pour capturer leur souffrance de créatures de lumière capturées dans la pierre. Il s’agissait d’exprimer leur histoire émotionnelle par leurs mouvements entravés. Ces créatures sont belles et spectaculaires, mais aussi presque douloureuses à regarder. Et c’est comme ça qu’on a réussi à en faire de vrais personnages.

Ils font penser aux créatures de Ray Harryhausen.

Oui, mais ils sont en CGI. Notre idée était de les faire trembler, comme s’ils étaient atteints de la maladie de Parkinson. Pour eux, c’est dur de marcher. On cherchait moins à faire référence à Harryhausen qu’à la vieillesse.

Les costumes ressemblent presque à ceux qu’on pourrait voir dans un film de science-fiction post-apocalyptique.

Exact. On ne voulait pas situer notre histoire dans ce que les gens imaginent être "les temps bibliques". On était dans une recherche plus mythique. On voulait pouvoir s’imaginer que cette histoire se passait dans une "galaxie lointaine il y a très très longtemps", ou bien loin dans un futur post-apocalyptique et que ça fonctionne dans les deux cas.

En dehors de certaines références picturales, comme Gustave Doré ou Jerôme Bosch, il n’est pas évident de savoir les films-références que vous aviez en tête.

C’est vrai. En général, on regarde des films avec le chef-op’, pour se donner des directions. Pas cette fois, on a travaillé de façon plus abstraire. J’ai volé un plan dans Les Sept Samouraïs, quand la fille est poursuivie dans la forêt par son amoureux. Et c’est à peu près tout.

J’ai pensé à La Prisonnière du désert de John Ford...

Tu sais quoi ? Tu as raison. Ça a été une influence clef. Le personnage de Noé a un arc très similaire à celui de John Wayne, mais je ne veux pas en dire plus pour ne pas spoiler mon film. Russell est très John Wayne. Il ne s’est pas spécialisé dans le même type de rôles, mais il a le même degré massif de puissance et d’intégrité à l’écran.

Dans la Bible, il n’est jamais question d’en finir vraiment avec la race humaine.

Dans la Bible, le personnage de Noé n’a pas d’arc psychologique ou narratif. C’est le Créateur qui en a un. Il est blessé de ce que les hommes ont fait de la Terre. Au début du chapitre 6 de la Genèse, il contemple sa Création et décide de la détruire. Mais, pour une raison ou une autre, il choisit de sauver toutes les espèces, y compris la race humaine, à travers Noé et ses fils. Le paradoxe, c’est que juste après le Déluge, il y a l’épisode de Babel. Toute cette destruction n’a donc servi à rien, l’homme va toujours recommencer les mêmes erreurs ? Il y a un message dans le fait que ces deux passages se suivent l’un derrière l’autre. Et ce message est que c’est à l’homme de décider ce qu’il va faire de sa "seconde chance", la nôtre. Devons nous veiller sur la Création ou chercher à la dominer ? C’est une question qui conserve toute son actualité dans le monde d’aujourd’hui.

Entretien Guillaume Bonnet

Making-of de Noé :

 


Noé est un chef d'oeuvre iconoclaste et intemporel [critique]