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Depuis que Julia Ducournau a prié un soir de Palme d’or (Titane en mai 2021) de « laisser rentrer les monstres », les pontes du Festival de Cannes ont ouvert les portes de la bergerie. The Substance de Coralie Fargeat, comédie ouvertement gore a ainsi atterri au milieu des huiles, en compétition. Pas très loin donc d’Emilia Perez de Jacques Audiard, autre film français expatrié (le Mexique là-bas, les Etats-Unis ici) dont il semblait partager un même désir d’ausculter la transformation d’un corps pour mieux faire sauter les points de sutures d’un encombrant réalisme. The Substance est reparti avec un Prix du scénario (on aurait personnellement visé autrement et plus haut !) Jusqu’ici on connaissait la cinéaste française de 48 ans pour Revenge (2018), un premier long qui suivait une jeune femme se faire violer par des salauds en rut avant d’être empalée sur un piquet au milieu de nulle part. Dans un geste de survie magnifique, l'infortunée parvenait à s’extraire de son inconfortable posture et entamait une vengeance qui faisait passer Rambo pour un patineur artistique. Succès d’estime, sirènes hollywoodiennes : voici donc The Substance. Les corps y sont de nouveau meurtris dans tous les sens. On suit une « quinqua » (Demi Moore), ex-star de cinéma devenue vedette d’un show d’aérobic télévisuel (tout ça est raconté en un seul plan absolument génial !) Le producteur du programme (Dennis Quaid en surchauffe totale) décide de la virer du jour en lendemain pour caster une femme beaucoup plus jeune (ce sera Margaret Qualley). La paria reçoit dans le même temps une proposition louche qui ne se refuse pas : s'injecter une étrange substance qui va lui permettre de générer une sorte de double, une version améliorée d'elle-même, jeune et jolie, avec sa propre personnalité. Comme dans n'importe quel conte, il y a une condition : tous les sept jours, elle devra reprendre possession de son ancien corps pour éviter une dégradation irréversible de son apparence. On sait comment finissent les pactes faustiens. Très mal, en général.
Les deux êtres ainsi dédoublés se livrent très vite une guerre à distance. Filmée au sein d'une Los Angeles à peine dystopique, volontairement aseptisée et quasi dépeuplée (en fait reconstituée en banlieue parisienne et dans le Sud de la France), nos héroïnes avancent dans un monde tout en baies vitrées, écrans plats, décors rose bonbon et couloirs kubrickiens interminables. Leur ego malade remplit le cadre d’une tension de plus en plus énervée et sourde. La bonne idée est de raconter cette guerre d’un seul et même personnage physiquement clivé. L’une puis l’autre, l’une contre l’autre... Cette dualité permet au récit de dépasser sa simple visée politique (la rengaine usée jusqu’à l’os d’une société du spectacle et ses mirages, le féminisme triomphant...) pour se confronter à un défi purement organique de la représentation cinématographique. La jouissance ressentie vient principalement de là. Coralie Fargeat appuie sur toutes les touches d’un bestiaire cinéphile identifié (au choix : Cronenberg, Carpenter, Verhoeven, de Palma, Peter Jackson première manière...), pour les greffer à sa propre vision d’auteure. Une vision qui l’emmène très loin, jusqu’au bout d’une route sans retour. Sa mise en scène d’emblée omnisciente pose un regard tout puissant sur un réel dépourvu de hors-champ. Telle cette magnifique séquence d’ouverture où l’aura d’une star bientôt déchue se lit sur la surface fragile de son étoile sur le Walk of Fame de Los Angeles, Coralie Fargeat filme une lente et inéluctable dégradation d’une image prisonnière d’elle-même. Dès lors, le corps étranger peut prendre tout l'espace et le dévorer de l'intérieur. On en sort à la fois groggy et surexcité.