Steve McQueen raconte les combats de la communauté caribéenne de l’ouest de Londres, des années 60 aux années 80, à travers cinq films entendant combler les lacunes de l’histoire anglaise officielle. L’œuvre à la fois la plus conceptuelle et la plus pédagogique de l’auteur de 12 Years a Slave.
Prêt pour un nouveau débat « film » ou « série »? Quatre ans après la controverse sémantique autour de Twin Peaks : The Return (série télé célébrée par ses adorateurs comme le "film de l’année"), Steve McQueen brouille encore un peu plus les pistes avec Small Axe. Soit cinq téléfilms estampillés BBC, une anthologie télé, donc, mais dont les deux premiers épisodes, Mangrove et Lovers Rock, ont été projetés au New York Film Festival, ont reçu le label Cannes 2020 et se seraient sans doute retrouvés en compétition sur la Croisette si le festival avait eu lieu. Des films à part entière, insiste Steve McQueen, mais également conçus, toujours selon lui, pour être montrés sur la BBC, "là où [sa] mère pourrait les voir". Le réalisateur poursuit ainsi une réflexion manifestement très intime sur la télé de son enfance, Small Axe prenant dans sa filmo la suite des Veuves, film américain, certes, mais adapté d’une série anglaise des années 80, qu’il regardait gamin, allongé sur le tapis du living-room.
Cette dimension mémorielle a sans doute beaucoup joué dans la confection de Small Axe, que McQueen rapproche en interview de Play for today, collection de téléfilms aux sujets souvent historiques ou sociaux, qui fit les grandes heures de la "Beeb" dans les années 70-80. Une époque où l’on se posait moins de questions barbantes sur les frontières censées séparer le cinéma et la télé, où des téléfilms pouvaient remporter la Palme d’or (Padre Padrone) et où les dramatiques télévisées british permettaient à des gens comme Stephen Frears, Ken Loach, Mike Leigh ou Alan Clarke de faire leurs gammes. C’est dans cette tradition-là que s’inscrit McQueen. Fidèle à une haute idée de la mission de service public du petit écran, et mû dans le même temps par l’envie d’amender l’histoire des représentations, de montrer des visages qui n’ont pas été assez filmés (ou pas filmés du tout), de combler les trous du grand récit national. Small Axe retrace ainsi l’histoire de la communauté caribéenne de l’ouest londonien, des sixties aux eighties, dans un mélange de fiction et d’histoires vraies. Avec pour fil rouge la musique, qui donne à l’ensemble la scansion et l’ampleur d’une vaste fresque reggae. Le titre est emprunté à un morceau de Bob Marley and the Wailers (sur l’album Burnin’) qui dit : "If you are the big tree, we are the small axe" ("Si vous êtes le grand arbre, nous sommes la petite hache"). McQueen ayant clairement conçu cette anthologie pour qu’elle soit vue dans l’ordre, comme on écoute un album, alors il faut sans doute aussi la recenser façon guide des épisodes :
MANGROVE. Le premier épisode, le plus ample de tous, le plus long (plus de deux heures), le plus "cinéma", celui qui pose le cadre historique et politique de la série. C’est un film de procès, revenant sur l’histoire des Mangrove Nine, comme un écho aux Chicago Seven dont Aaron Sorkin vient de raconter l’histoire. Celle des « neuf de Mangrove » commence à Notting Hill, en 1968, dans un restaurant caribéen devenu la cible de raids injustifiés de la police, qui voulait empêcher les habitants noirs du quartier de se rassembler et, partant, leur communauté de se cristalliser. S’ensuivra un procès, qui démontrera la dimension ouvertement raciste des persécutions policières, et que McQueen identifie comme le point de départ d’une vaste prise de conscience politique. La mise en place de Mangrove, fiévreuse, sous haute influence David Simon, où tout un monde, un univers, est saisi à la volée, cède la place à un court- room drama vibrant, qui parvient à faire couler les larmes par la seule puissance d’un plan fixe à l’annonce du verdict. Costaud.
LOVERS ROCK. Le chef-d’œuvre du lot. Le moins politique et didactique des cinq. Juste une heure et des poussières de musique et d’ivresse, de cœurs qui s’emballent et saignent, dans une maison londonienne envahie par les vibrations envoûtantes d’un sound system, rythmant une reggae party clandestine. Comme dans Mangrove, il est question de savoir où habiter, vivre, aimer, danser, rêver, dans un pays qui ne semble pas vouloir de vous et où on n’est nulle part chez soi. Question ouvertement politique, mais formulée ici sans un mot, dans une longue stase hypnotique et sensuelle.
RED, WHITE AND BLUE. L’histoire vraie de Leroy Logan (John Boyega), jeune homme qui rejoignit les rangs des forces de l’ordre pour combattre le racisme policier de l’intérieur. Sans doute l’épisode qui offre l’écho contemporain le plus brûlant (Steve McQueen a dédié Small Axe à George Floyd et John Boyega est devenu l’an dernier l’un des visages les plus médiatiques du mouvement Black Lives Matter), qui démontre le charisme monstre de sa tête d’affiche, mais dont la conclusion hâtive, très déroutante, lui donnerait presque les airs d’un pilote de série avortée.
ALEX WHEATLE. Autre épisode qui, comme Red, White and Blue, se regarde comme une origin story. Celle de l’écrivain Alex Wheatle (qui a participé à l’écriture de la série), passé directement dans sa jeunesse d’un foyer d’accueil pour mineurs à la case prison, après avoir participé aux fameuses émeutes de Brixton, en 1981. Tous les thèmes et motifs de Small Axe (les horizons bouchés, la révolte, l’espoir, la musique) concassés et remixés dans son opus le plus sec et rugueux.
EDUCATION. En guise de lumière au bout du tunnel, c’est sa propre expérience que Steve McQueen finit par raconter, à travers le parcours d’un gamin brillant et rêveur, que ses problèmes en lecture vont conduire dans une école pour enfants "intellectuellement sous-développés" – un enseignement de seconde zone mis en place dans l’Angleterre des années 70 pour se débarrasser d’élèves dont le système scolaire ne savait que faire. Derrière la tranche d’histoire qui scandalise, McQueen sembler ici traquer la vérité de son enfance dans la texture même de l’image, comme Alfonso Cuarón avec Roma ou Tarantino dans Once upon a time... in Hollywood. Un travail de remémoration intime qui prend la forme d’un "kitchen-sink drama" à la Ken Loach, granuleux, tout en gros plans et caméra portée, brutal et lumineux à la fois. Sans doute la dramatique télé que le petit Steve McQueen aurait aimé voir à l’époque, pour se sentir moins seul. Aujourd’hui, elle existe enfin.
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