Ryan Gosling : "Only God Forgives est un film sur l'impuissance masculine"
Première/Space Rocket Nation, Gaumont & Wild Bunch

On fête les 10 ans du film de Nicolas Winding Refn cette semaine.

C'était le grand absent de Cannes 2013, pourtant tout le monde ne parlait que de lui. Il y a dix ans, Ryan Gosling était en couverture de Première pour parler d'Only God Forgives, de Nicolas Winding Refn. Le duo sortait du succès de Drive (2010), et la star avait une bonne excuse pour ne pas accompagner le réalisateur sur la Croisette : il dirigeait son premier film, Lost River. Flashback.

Première : Il était clair que tu allais tôt ou tard retrouver Nicolas Winding Refng, mais ça ne s’est pas passé exactement comme prévu. Vous deviez tourner le remake de L’Âge de cristal, de Michael Anderson, projet qui a capoté, et un autre acteur (Luke Evans) était censé jouer dans Only God Forgives...
Ryan Gosling :
J’étais avec Nicolas au 101 Diner à Los Angeles, où nous étions tout le temps fourrés pendant le tournage de Drive, et il m’a confié que son acteur ne pouvait plus faire le film car il était parti jouer dans Le Hobbit. Plus on en parlait, dans cet endroit où nous avions passé de longues heures à manigancer Drive, plus il nous paraissait étrange de ne pas collaborer à nouveau sur Only God Forgives. Le problème était que dans le scénario original, le personnage boxait bien mieux et remportait tous les combats auxquels il participait. Lorsque j’ai rejoint le projet, ça paraissait tout de suite moins crédible... (Rire.) Mais ensuite, on a réalisé que faire un film sur un type qui perd tous ses affrontements était plus intéressant. 

Dans une interview que nous avons organisée entre Nicolas Winding Refn et Gaspar Noé...
Est-ce qu’ils se sont lancés dans un débat pour déterminer lequel des deux avait inventé le cinéma ?

Non, mais Nicolas raconte que sa fille a reçu la visite d’un fantôme pendant le tournage d’Only God Forgives en Thaïlande... Tu as vécu des expériences similaires là-bas ?
Pas personnellement. Le plus dingue dans cette histoire, c’est que quand Nicolas a appelé la réception de l’hôtel pour leur dire que sa fille pleurait et hurlait en pointant le mur de sa chambre depuis des semaines, ils lui ont tout de suite répondu qu’il s’agissait certainement d’un fantôme et qu’ils envoyaient immédiatement quelqu’un pour s’en occuper. Comme s’ils avaient un service de chambre consacré à ça...

Only God Forgives est un film extrêmement riche. De quoi parle-t-il, au fond, selon toi ?
C’est un film sur l’impuissance. L’impuissance masculine. 

Certaines personnes pensent qu’il s’agissait aussi du thème principal de Drive...
Je ne suis pas d’accord, mais Only God Forgives parle de ça en tout cas. Dieu seul pardonne l’impuissance. (Rire.)

Only God Forgives est à (re)voir sur Première Max

Le grand public t’a vraiment découvert dans Drive et j’ai l’impression que ça a créé une sorte de malentendu, qu’on t’a collé une étiquette d’acteur minimaliste. Only God Forgives, dans lequel tu dois avoir à peu près cinq lignes de dialogues, ne va qu’accentuer ce phénomène...
C’est vrai. Beaucoup de gens pensent que j’ai toujours joué de cette manière alors que jusque-là, j’avais plutôt interprété des personnages extravertis. Au bout de dix ans, j’ai eu la sensation d’en avoir presque trop fait et j’ai vu dans Drive l’opportunité d’essayer quelque chose de nouveau, de dépouiller mon jeu pour repartir à zéro. Avec Nicolas, on adorerait faire du cinéma muet, mais on sait pertinemment que personne ne nous laissera assouvir totalement ce fantasme. Drive était construit comme un songe. Sur le tournage d’Only God Forgives, j’imaginais parfois que je jouais le même personnage que dans Drive, dont le rêve se serait transformé en cauchemar. Dans notre société où tout le monde se doit d’avoir une opinion sur tout et cherche à la faire entendre, je trouve ça sain d’éliminer un peu de blabla pour créer de l’espace.

Que chaque spectateur pourra ensuite remplir en fonction de ses préoccupations... ou, dans le cas d’Only God Forgives, selon le rapport qu’il entretient avec sa mère.
Le plus drôle, c’est que ma famille m’a rendu visite sur le plateau le jour où on filmait la scène dans laquelle Julian, mon personnage, découvre le cadavre de sa mère, interprétée par Kristin Scott Thomas. Avant de tourner, Nicolas m’a demandé comment je voulais la jouer : « Tu veux rire ? Tu préfères pleurer ? » Je lui ai suggéré que, pour voir d’où il vient, Julian ouvre plutôt le ventre de sa mère et en extrait l’utérus. Sans réfléchir, il a répondu : « OK, cool. » Quelques minutes plus tard, il revenait de chez le boucher, où il avait acheté des entrailles de cochon qui feraient office d’utérus. Avoir ce genre d’idée est une chose, mais après, il faut passer à l’acte... Et quand ça tombe pile le jour où ta mère est assise derrière le moniteur et te regarde jouer, c’est compliqué. Je me revois encore, à la fin de la première prise, relever la tête pour voir sa réaction et la découvrir avec un grand sourire, levant le pouce en signe d’approbation. Elle était fière de son fils. (Rire.) 

Ça paraît fou qu’une scène aussi cruciale soit née pendant le tournage et qu’un cinéaste comme Nicolas Winding refn, dont la mise en scène semble tellement maîtrisée, autorise son film à évoluer de cette façon.
C’est toute la beauté du travail avec Nicolas : il laisse ses acteurs influencer le parcours de leurs personnages. Je viens de bosser avec Terrence Malick, qui ne pourrait pas être plus différent de Nicolas, mais en même temps, il y a des points communs dans leur façon de travailler. Ce sont deux funambules qui avancent sans filet.

On t’avait donné un scénario sur le Malick ?
Non. Un jour, il m’a dit qu’il avait perdu confiance dans sa faculté à inventer quelque chose qui soit plus intéressant que ce que la vie peut nous offrir. Il a mis de côté toute prétention pour devenir un disciple de l’instant.

Tourner avec lui a-t-il été à la hauteur de ce que tu espérais ?
C’était même mieux. Je n’avais encore rien connu de comparable et je ne pense pas revivre ça un jour. C’est quelqu’un d’impossible à cerner, mais je peux te dire sans hésiter qu’il est à la hauteur de sa légende et que c’est un homme incroyablement drôle.

Pardon ? 
Sans déconner. S’il voulait, il pourrait carrément faire du stand-up. Il est à crever de rire, l’exact opposé de ce à quoi je m’attendais. Personne ne hait plus la légende entourant Terrence Malick que Terry lui-même. Mais il y a quand même un truc : il ne tombe jamais malade, parle huit langues couramment, est capable de te nommer n’importe quel oiseau rien qu’à son sifflement... Il est insatiable, infatigable, repousse tes limites en permanence, le tout avec un humour absolument dévastateur.

La filmo de Nicolas Winding Refn vue par Gaspar Noé
Space Rocket Nation, Gaumont & Wild Bunch/Première

Lorsqu’on décide de passer soi-même derrière la caméra comme tu t’apprêtes à le faire, avoir côtoyé de tels cinéastes peut devenir une source d’inspiration autant que d’inhibition...
Ce qui m’a frappé, c’est qu’il n’y a pas la moindre trace de cynisme chez eux. Ils ne cherchent pas à ressembler ou à se mesurer à qui que ce soit. Ils tournent avant tout pour eux-mêmes et n’ont pas peur de s’abandonner à l’inconnu.

Je ne voudrais pas t’angoisser, mais peut- on « s’abandonner à l’inconnu » lorsqu’on réalise pour la première fois ?
Justement, tu n’as pas le choix puisque tu n’y connais rien ! C’est l’inconnu total. Nicolas m’a donné un excellent conseil à ce propos. Il m’a dit : « Au début, tu voudras pondre un chef-d’œuvre ; à mi-parcours, tu voudras juste faire un très bon film ; et à la fin, tu voudras surtout que ce soit terminé. » (Rire.) 

Comment te sens-tu à trois semaines d’entamer le tournage ?
J’ai l’impression d’être dans un grand-huit, quand le wagonnet commence à avancer sur les rails en faisant : « Clic, clic, clic, clic, clic... » Tu sens l’adrénaline qui monte, mais il est trop tard pour descendre.

Entre tes prestations récentes plus minimalistes, ce passage à la réalisation et le fait que tu aurais récemment annoncé vouloir faire une pause dans ta carrière d’acteur, on voit se dessiner une tendance...
La phrase a été sortie de son contexte. On me demandait pourquoi je n’allais pas jouer dans mon film et j’ai répondu que la mise en scène allait tellement m’accaparer que je serais évidemment obligé de faire un break côté interprétation pendant ce temps-là. Mais c’est vrai que mon rapport au métier d’acteur a changé... (Silence.) En revanche, je serais incapable de te l’expliquer. C’est trop compliqué, je manque encore de recul.

Est-ce que ça a un rapport avec ta soudaine notoriété ? Tu n’as jamais couru après et la réaction logique pourrait être d’avoir envie de disparaître pendant un moment...
Je me suis appliqué pendant des années à faire des choix qui allaient me permettre de pouvoir exercer ce job le plus longtemps possible. Je ne sais rien faire d’autre, donc j’ai plutôt intérêt à ce que ça dure. Si j’ai évité de tourner dans tous ces gros films d’action, c’est parce qu’ils finissent toujours par limiter tes possibilités. Je sélectionnais des projets qui me permettaient d’« exister » dans ce milieu sans trop attirer l’attention. Regarde ce qui se passe dès que quelqu’un devient une movie star : on a vite tendance à le trouver moins bon acteur. Et c’est normal, comment veux-tu livrer une performance crédible lorsque ta vie privée n’a plus de secret pour personne ?

Mais la notoriété naît parfois de façon imprévisible, comme l’a prouvé Drive...
Qui, à l’origine, devait quand même être un film à 200 millions de dollars avec Hugh Jackman... Lorsque le budget a été réduit à 10 millions, qu’on a engagé un réalisateur indé danois et délesté le scénario de la plupart de ses dialogues, je n’aurais jamais imaginé que le résultat trouverait un écho au-delà de lui et de moi. Je ne m’en plains pas, au contraire, mais c’est vrai que ce succès a été à double tranchant.

Drive a provoqué une véritable « Goslingmania » que Crazy Stupid Love n’a fait qu’accentuer... 
J’ai longtemps veillé à ne tourner qu’un film par an, à faire parfois une pause de deux ans, jusqu’au jour où j’ai fini par me demander si je n’étais pas trop prudent, en train de m’enfermer dans des principes bidons. J’ai donc décidé de me faire violence et d’enchaîner plusieurs tournages pour voir. Quelques mois plus tard, je me retrouvais simultanément à l’affiche de trois films (Drive ; Crazy Stupid Love, de Glenn Ficarra et John Requa ; et Les Marches du pouvoir, de George Clooney), avec la sensation que les choses m’avaient échappé. Et maintenant, je suis un peu pris en otage par la situation.

Tu ne peux pas le reprendre, ce contrôle ?
Je ne crois pas. Au mieux, tu peux tenter de changer de cap. Mais ça s’arrête là. Avec le temps, remarque... Je n’en sais rien, en fait. Who the fuck knows ? Depuis le début de ma carrière, je n’aspire qu’à une chose : obtenir la liberté de faire mes propres choix. Aujourd’hui, j’ai le luxe de pouvoir travailler avec des cinéastes comme Nicolas. On nous laisse faire les films qu’on veut comme on l’entend. C’est une chance inouïe.

Après Drive et Only God Forgives, j’ai l’impression que Nicolas Winding Refn et toi avez une trilogie à terminer. C’est prévu ?
On a en effet plusieurs idées que je ne peux pas encore dévoiler. On aimerait également faire une comédie ensemble. On a d’ailleurs demandé à Albert Brooks de nous l’écrire, mais il nous a ri au nez.

Il y a dix ans, tu m’avais parlé d’un rôle que tu voulais jouer, celui d’un mec édenté. Tu étais prêt à te faire arracher toutes les dents, m’affirmant que ce n’était pas grave puisque « les dents, ça se remplace facilement »...
(Rire.) C’est la vérité. En plus, tu as de grandes chances de te retrouver avec de plus belles dents que celles que tu avais à l’origine ! 

Serais-tu encore prêt aujourd’hui à aller aussi loin pour un rôle ?
Qui sait ? Mais j’en doute... (Il marque une pause.) Bon sang, heureusement que je ne l’ai pas fait. Le pire, c’est que tu n’as même pas essayé de m’en dissuader !
Interview Mathieu Carratier


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