Baby Driver passe ce soir sur C8. Retour sur sa création avec son réalisateur.
Alors que C8 diffuse ce soir - pour la première fois en clair - Baby Driver, nous publions notre entretien avec le réalisateur Edgar Wright, paru initialement dans le le numéro 478 de Première, daté de juillet 2017. Rencontre avec un grand malade de la vitesse.
La planète cinéma s’inquiétait pour Edgar Wright. Impatiente, fébrile, elle attendait de ses nouvelles. En premier lieu son public de fans, essentiellement anglo-saxon (la France résiste encore, avec à peine 200 000 entrées par film), qui a fait de lui une sorte de Scorsese de la sous-culture, l’éminence geek de la comédie de mœurs et du mash-up de genres. Et l’un des cinq ou six réalisateurs en activité qui parvient le mieux à capter l’attention de la jeune cinéphilie. L’industrie aussi l’adore. Ça ne saute pas aux yeux compte tenu des budgets qui lui sont alloués, mais sa trilogie dite « Cornetto » (Shaun of The Dead, Hot Fuzz et Le Dernier Pub avant la fin du monde) est un totem culte à Hollywood, un fétiche british que l’on s’échange entre acteurs, producteurs et réalisateurs, et qui compte parmi ses fans déclarés des gens aussi puissants que Steven Spielberg, Harvey Weinstein, Dwayne Johnson, Tom Cruise, J.J. Abrams, Nicole Kidman ou Megan Ellison. L’incroyable sympathie qui se dégage des films Cornetto s’étend naturellement à Edgar lui-même. Et il n’est pas nécessaire de le rencontrer en chair et en os (court sur pattes, bedonnant, l’effervescence et la posture d’un petit garçon) pour piger ça.
Tout est là, généreusement mitraillé à l’écran, recraché au visage du spectateur avec une éloquence et une euphorie contagieuses : son rapport affectueux à sa culture et à son pays, sa quête furieuse et maladive de cinéma, son goût du collage sensible, du remix poignant, sa boulimie de formes, de plans, de rimes visuelles et de tracking shots épiques… Tout le monde aime Edgar Wright. Et tout le monde s’inquiétait pour lui depuis le terrible pataquès avec Marvel. En 2014, après y avoir travaillé pendant près de huit ans, Edgar Wright quitte le projet Ant-Man à quelques semaines du tournage, la mort dans l’âme. La lourdeur industrielle de Marvel est devenue un obstacle infranchissable pour mener à bien le film de hold-up microscopique dont il rêvait (et qu’il avait lui-même initié en 2006). Suite à un nouveau remaniement sur son script, il négocie une séparation à l’amiable et prend le large. À l’époque, l’annonce fait beaucoup de bruit, sans doute plus que ne l’espéraient les pontes du studio (ces divorces créatifs, après tout, sont monnaie courante à Hollywood). Des quatre coins du monde, les messages de soutien au réalisateur se multiplient (Joss Whedon défendant son script d’Ant-Man comme « le meilleur que Marvel ait jamais eu »). On sent bien alors qu’il se joue là plus qu’un film, ou une simple occasion manquée. Malgré lui, Edgar Wright est devenu le visage martyr d’une nouvelle ère de cinéma commercial coupé de sa base (les cinéastes), les studios n’étant plus aptes à héberger des auteurs tels que lui.
Edgar Wright commente les influences de Baby DriverL’expérience Marvel
L’affaire l’a anéanti à un niveau très personnel. Ant-Man représente plusieurs années de sa vie, et cet autre film sur l’homme-fourmi sorti en salles (si différent, mais si proche du sien) ne l’a pas aidé à faire le deuil. Tenu par un accord de confidentialité, Edgar n’a jamais vraiment discuté de son expérience Marvel en interview. Et lorsque l’on se risque à aborder la question avec lui, on sent comme une chape de plomb s’abattre entre les murs. Sur les cinquante minutes que durera l’entretien, dans la petite chambre du Four Seasons à Beverly Hills, c’est le seul moment où il se départira de sa bonhomie « tarantinesque », de cette joie pure et enfantine qu’il a de parler de cinéma. « Ce ne fut pas une décision facile », dit-il à voix basse, à propos de son retrait d’Ant-Man. « Mais je savais au fond de moi que c’était la bonne. Dès que je l’ai prise, je me suis senti incroyablement soulagé. Comme si on venait de me retirer une tumeur. Avec, la seconde d’après, cette montée d’angoisse : et maintenant, je fais quoi » ? Il nous regarde sans nous voir, fronce les sourcils. « Mes priorités étaient tout d’abord de me lancer dans un projet 100 % original, qui ne soit ni une adaptation, ni le début d’une franchise, et ensuite de réunir sur ce projet toute l’équipe qui devait faire l’autre film avec moi. J’ai ressenti comme un devoir de loyauté envers eux. Il fallait se retrousser les manches, se remettre en selle sans tarder, et repartir avec les mêmes ».
Baby Driver, son film de voitures et de solos de batterie garanti 100 % original, entretient d’étranges parentés avec « l’autre film ». Comme Ant-Man, c’est un film de braquage avec un concept potentiellement envahissant posé dessus (une comédie musicale d’action : c’est la bande-son pop-rock qui propulse le récit). Et à l’exact opposé d’Ant-Man, de sa charge superhéroïque et flashy, Baby Driver a le goût, la compo et le feeling d’un comics indépendant. Quelque chose de compact et stylé que des artistes comme David Aja ou Brian Azzarello auraient pu dessiner. Un petit film en réaction alors ? Vite fait, bien fait ? Pour recharger les batteries et passer à autre chose ? Oui et non : Baby Driver, Edgar Wright en rêve depuis des années. « J’ai eu l’idée il y a vingt-deux ans », raconte-t-il. « À 21 ans, je suis tombé raide dingue du groupe The Jon Spencer Blues Explosion et de leur album, Orange. Particulièrement le titre Bellbottoms, que j’écoutais en boucle. J’ai tout de suite pensé que ça ferait une super ouverture de film. Une séquence de lente infusion, en montée, prolongée par une poursuite en voitures. J’ai commencé à visualiser cette séquence, Bellbottoms à plein volume, sans me préoccuper de l’histoire. J’avais juste ce personnage du getaway driver, le mec qui attend au volant que ses complices sortent de la banque avec le butin. Sauf qu’il ne peut conduire que s’il écoute la bonne musique ! J’ai formulé cette idée à haute voix, et puis je l’ai gardée dans un coin de ma tête pendant très longtemps ».
Baby Driver 2 : le scénario est terminéTout pour la musique
En 2002, deux ans avant Shaun of the Dead, Edgar Wright peut enfin tester son idée de chauffeur mélomane. Il réalise le clip de Blue Song, pour le groupe Mint Royale, dans lequel un getaway driver allumé se dandine dans sa voiture sur la chanson titre (le clip fait une apparition TV dans Baby Driver). « En 2007, je sortais de Hot Fuzz et j’étais prêt pour Baby Driver, poursuit Edgar Wright. Je l’ai pitché à mes producteurs, Nira Park et Eric Fellner, mais ils n’ont rien compris. Un film d’action entièrement drivé par la musique ? “Comme Tarantino ? – Non, non, non, surtout pas !!!”. Et tandis que je leur pitchais, je me le pitchais à moi-même : “Le personnage principal écoute la musique. Elle est diégétique : elle existe dans le film. Elle passe dans ses oreilles, à la radio, à la télé, dans les magasins qu’il visite. Le concept et la forme du film se sont précisés, et j’ai vraiment commencé à l’écrire après Scott Pilgrim ».
Un processus long et solitaire, qui consista pour l’essentiel à établir une sélection de vingt chansons-clés (Harlem Shuffle ; Egyptian Reggae ; Tequila ; Brigthon Rock ; Bellbottoms bien sûr…) et à construire l’action et les motivations des personnages autour des ponctuations musicales de chaque titre. « Singer la structure d’une comédie musicale à travers les scènes d’action », s’emballe Edgar. « Cinq gros morceaux de bravoure : deux poursuites en voiture, une poursuite à pied, un gunfight, un duel. Pour les autres scènes, tant que je n’avais pas trouvé la bonne chanson, je ne pouvais pas les écrire. Si la chanson dure 2 minutes 30, alors la scène dans le script doit faire deux pages et demi ! (Rire.) Je me souviens de m’être plaint à mes amis : “Pitié, laissez-moi vous le raconter, vous le dessiner ! Tout sauf l’écrire” ! Je le VOYAIS. Je voulais juste le faire, sans passer par l’étape script. Comment écrire un film d’action ? Musical, en plus ?! Je n’en avais pas la moindre idée ».
Dream movie
La solution vint de l’une de ses idoles, le plus viril et badass des cinéastes flingueurs : Walter Hill. « Je me suis procuré des vieux scripts à lui dans une boutique sur Sunset. C’est très dur de traduire en mots quelque chose d’aussi abstrait et visuel qu’une scène d’action. L’écriture de Walter est concise, mordante, d’une économie parfaite. Ça se lit comme de la poésie. Et surtout, ça se voit » ! Le script enfin achevé, Edgar Wright s’apprête à partir en repérages : Baby Driver sera son prochain film. Mais à l’été 2012, il plaque toute la prépa et décide, avec Simon Pegg, de s’atteler au Dernier Pub avant la fin du monde, ultime chapitre de leur trilogie Cornetto, afin d’honorer une vieille promesse faite à leur producteur/ ami Eric Fellner, rongé par un cancer. « Eric va mieux, c’est la bonne nouvelle », plaisante Edgar avec ce mélange de stupeur et d’embarras typiquement british. « Mais ça a été un drôle de trip ! Baby Driver a longtemps zigzagué dans ma vie. C’était l’éternel “prochain film”, toujours à l’horizon, presque à portée. Il ne m’a jamais vraiment lâché. Comme un rêve qui chemine et fait son nid… A dream movie ».
C’est un film que l’on a rêvé, nous aussi. À l’arrière d’une berline familiale, sur le chemin des vacances, écoutant Kashmir de Led Zeppelin et essayant de synchroniser les « nin-nin-nin » des violons avec le « wooshwoosh » des voitures. À l’âge où l’on commence à comprendre que la superposition d’une rythmique sur une image produit des sensations et que les films se font aussi dans la tête. Baby Driver puise dans cette idée primitive du cinéma comme expression de pure extase physique, de pur mouvement. Quand la musique s’arrête, Baby (le héros) s’arrête aussi, le film tombe en panne sèche, et le spectateur manque de respirer… « Si j’ai réussi mon coup, on ne verra pas le labeur et la sueur derrière la mélodie », soupire Edgar Wright. Son Baby Driver est une bombe de divertissement à détonations multiples, un film sensuel sur le désir et la quête d’harmonie, sur la pulsion même de cinéma, qui se regarde en écarquillant les mirettes et en tapant du pied. « J’ai pu bosser avec mon équipe, filmer une histoire qui m’appartient, et je l’ai fait dans le système des studios, résume le cinéaste, avec un certain sentiment de fierté. Finalement, j’aurai eu mon happy end ». À 43 ans, il signe son plus beau film de jeunesse.
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