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Zero Dark Thirty, la polémique continue. Et la dernière attaque contre le film vient cette fois-ci de l'Académie du cinéma américain elle-même - enfin, d'un de ses membres. L'acteur David Clennon (vu dans des dizaines de séries comme Weeds, Grey's Anatomy, The Mentalist, des téléfilms et des films comme The Thing de Carpenter, et récemment en sénateur dans J. Edgar), connu pour son engagement politique à gauche, a critiqué le dernier fim de Kathryn Bigelow sur le site truth-out.org. Et pas qu'un peu. Sous le titre « Et l'Oscar de la Meilleure promotion de la torture est décerné à... », Clennon dénonce ZDT. « Au risque de me faire virer [de l'Académie] pour avoir dévoilé mes intentions, je ne voterai pas pour Zero Dark Thirty - dans quelle catégorie que ce soit »La raison : le film, qui raconte les dix ans passés par la CIA pour retrouver et tuer Oussama Ben Laden ferait l'apologie de la torture. « La torture est un crime horrible, qu'importe les circonstances. Zero ne reconnaît jamais que la torture est immorale et criminelle. Le film montre que la torture donne des résultats. Le nom du « courrier » de Ben Laden est révélé (dans le film) par un « détenu », Ammar, après qu'il a subi des tortures horribles et prolongées », dénonce Clennon. « La "morale" de l'histoire ? Parfois, la torture, ça marche ». L'autre faute du film selon l'acteur serait qu' « aucun des personnages impliqués dans « la plus grande chasse à l'homme de l'Histoire » n'exprime de regret quant à l'usage de la torture par la CIA. Maya (Jessica Chastain) finit par avoir sa cible (nom de code : "Géronimo" !) et c'est tout ce qui compte. La fin justifie les moyens ».Point GodwinEn appelant à ne pas voter pour ZDT, Clennon termine pile sur le point Godwin (NDLR : loi de rhétorique qui affirme que sur Internet, les conversations finissent toujours sur une comparaison avec Hitler) :  « Remettrions-nous un trophée au brillant documentaire pro-Nazi de Leni RiefenstahlLe Triomphe de la volonté ? » interroge-t-il. « Allons-nous montrer au monde que nous, Américains, approuvons encore la torture ? ».Ce n'est pas la première fois que, dans ce débat, le point Godwin est atteint. Récemment l'analyste Naomi Wolf faisait le même parallèle dans un article du Guardian. Dans sa « lettre à Kathryn Bigelow à propos de Zero Dark Thirty et de son apologie de la torture », Wolf expliquait que, contrairement à ce que filme Bigelow dans ZDT, la torture n'a jamais mené à Ben Laden. Et de conclure sa lettre par  : « Pour moi, le tournant qu'a pris votre carrière me fait désormais penser à celle d'une autre réalisatrice pionnière du cinéma qui devint une apologiste du mal : Leni Riefenstahl ». Assimiler Bigelow a une nazie n'a évidemment aucun sens. Pas plus que d'en faire l'égérie du régime guerrier américain ou une Pompadour bushienne. Son film précédent, Démineurs, ne proposait pas l'élaboration d'une esthétique guerrière, ou la justification de la violence, mais tentait plutôt une réflexion sur ce qu'est vraiment la guerre. Brute, sauvage, animale. Dingue aussi. Et Zero Dark Thirty ne fait pas autre chose. La référence à Leni Riefenstahl, cinéaste femme et dont Le Triomphe de la volonté est effectivement un "brillant" documentaire sur le parti Nazi, est une attaque assez basse pour tenter de dénoncer Bigelow (seule femme réalisatrice à avoir gagné l'Oscar du "best director" et partisane d'un cinéma viril et musclé) comme une tenante de la "guerre contre le terrorisme". Celle-là même qui inscrivait en incipit de Démineurs « la guerre est une drogue » ?La Guerre est déclaréeAlors, pourquoi tant de haine ? Le problème de ZDT, qui commence à cartonner aux Etats-Unis, est que le film se retrouve au centre de deux batailles. La première est d'ordre industriel. C'est celle de la course aux Oscars 2013. Le film vient de remporter cinq nominations pour la cérémonie du 24 février et, on le sait, pour les studios, tous les coups sont permis quand il s'agit d'abattre les potentiels concurrents. ZDT, film qui joue sur l’ambiguïté plus que sur le choc frontal, est une cible facile. Bigelow encore plus (pensez donc : une femme, qui pratique un cinéma musclé et intellectuellement provocant)... forcément, sans aller jusqu'à dire que les réactions de Wolf et Clennon sont téléguidées, on ne peut pas séparer cette polémique de la course aux Oscars.Le second terrain d'affrontement est politique, elle se joue au Sénat où des élus sont en train d'examiner l'utilisation de sources provenant de la CIA par le scénariste de film. ZDT est un film très informé qui donne une image peu glorieuse des US. Pour certains sénateurs républicains, il s'agit donc de savoir qui a informé le scénariste Mark Boal et la réalisatrice, et surtout à quelles fins. Et si possible laver l'honneur du pays Etats-Unis.D'où la réponse de Sony Pictures, tombée hier. Une réponse neutre mais ferme, qui montre que le studio n'entend pas laisser le débat pourrir la sortie du film - et ses chances aux Oscars. « Zero Dark Thirty ne fait pas l'apologie de la torture », écrit Amy Pascal, co-président de Sony Pictures, dans un communiqué de soutien à Kathryn Bigelow et à Boal. « Nous sommes offusqués de constater qu'un membre de l'Académie fasse usage de son statut pour promouvoir ses idées politiques propres. Le film doit être jugé en-dehors de tout débat partisan. Il est aberrant de condamner la liberté d'expression d'un artiste. La communauté [artistique], plus que toute autre, devrait se rendre compte du mal-fondé de ce comportement ».For God and Country ?Le problème au fond, est moins la Reductio ad Hitlerum (cache-sexe idéologique) qu'une affaire de morale. S'il est difficile de donner tort à Clennon ou Naomi Wolf humainement parlant (la torture n'a jamais été une solution), leur thèse est biaisée quand on parle du film. Clennon comme Wolf oublient de dire que dans le film, l'agent Dan (Jason Clarke), le "mentor en tortures" de Maya, finit par quitter le terrain pour aller se planquer à Washington précisément parce qu'il n'en peut plus de torturer des gens, de pratiquer le waterboarding pour des résultats pratiquement nuls. Ils oublient également de préciser que Bigelow se garde bien d'icôniser les agents de Langley qui apparaissent souvent comme plus motivés par leur carrière que par le bien du pays.L'autre souci, c'est que les contempteurs du film semblent à chaque fois réclamer un message explicite, un discours qui affirmerait en préambule où se situe Bigelow dans le débat sur la torture - comme on montre ses papiers à un check-in. Ils veulent une dénonciation inscrite en gros dans le film qui aurait valeur de blanc-seing moral. Mais ZDT (c'est sa force) est tout sauf explicite ; ce n'est ni un brûlot aveuglé à la Michael Moore ni un bête va-t'en-guerre cocardier à la Act of Valor. S'il s'ouvre sur vingt minutes de tortures, elles sont aussi éprouvantes pour Maya que pour le spectateur : libre à lui de s'interroger sur les motivations et les conséquences de ces actes. Le film en rend compte. Il n'en fait pas l'apologie. Et on ne trouvera pas non plus de réplique hypocrite comme « on fait des choses horribles pour le bien de la nation ». D'ailleurs, si le titre de travail du film était For God and Country, comment fallait-il l'entendre ? Comme une déclaration au premier degré ? Ou bien en lui conférant le sens (plus amer et ironique) que lui avait donné James Yee, aumônier musulman de Guantanamo qui fut arrêté et placé en détention dans la base US pendant deux mois et raconta ses souvenirs douloureux dans un livre qui s'intitulait précisément For God and Country : Faith and Patriotism Under Fire ?Si le cinéma est un instrument ontologiquement totalitaire (un écran-cerveau pour tous), on précisera à Clennon et Wolf que regarder les tortures du début de ZDT, c’est surtout  faire l’expérience de la laideur et de la violence insoutenable (regardez la tête de Maya face aux méthodes employées). Le seul tort de Bigelow, au fond, c'est de laisser le point de vue du spectateur l’emporter sur celui du cinéaste ou d'une morale plaquée arbitrairement. Pro-bushienne ou pas.Par Gaël Golhen et Sylvestre Picard