- Fluctuat
Cette suite du Silence des Agneaux est attendue avec impatience. Tous les spectateurs qui ont frissonnés devant les tribulations de l'agent Clarice Starling espèrent sourdement, aujourd'hui encore, en avoir pour leurs émotions.
Si le livre de Thomas Harris duquel est tirée cette adaptation cinématographique est un succès de librairie, le film signé Jonathan Demme reste suffisamment présent à l'esprit pour qu'on n'aille pas dans les salles la conscience légère. Ces deux éléments créent des effets d'attente qui pervertiront peut-être un peu le regard. Certes, Ridley Scott n'a pu travailler ici sans s'inscrire dans la lignée de ses prédécesseurs. Pourtant il lui fallait faire un film assez original qui répondrait aux attentes, attirerait l'oeil vif des cinéphiles avertis, tout en se fondant à ce que nous savons déjà de l'histoire.Face à ces enjeux extérieurs au film, le réalisateur fait un choix judicieux en traitant le mythe plutôt que le fait divers. Hannibal n'est pas un meurtrier mais une sorte de loup-garou protéiforme, un être dont on rapporte la légende en voix-off, et dont on vend les reliques à prix d'or. Il apparaît d'abord de façon sonore, par une mise en abyme déstabilisante.
Barny, ancien infirmier de l'assassin, raconte à Mason Verger, richissime victime défigurée, sa relation avec le prisonnier. Cette voix-off amorce le générique sur fond noir, elle contribue à installer le mystère de la sourde présence du psychopathe. Le visage massacré du milliardaire, présenté en plan rapproché quelques instants plus tard, brouille encore la référence identitaire. L'espace d'un instant cette victime est le portrait physique de son meurtrier. Le monstrueux -c'est ce qu'on montre- n'est pas l'assassin, mais la personne mutilée. La frontière entre le bien et le mal se trouble dès cet instant. La vision manichéenne facile à vivre et souvent convoquée dans les films de la peur s'étiole, les a-priori sont bousculés.Lecter n'a pas le monopole du mal puisqu'un corps différent vient remplacer sa représentation. Son absence sans cesse soulignée, marque paradoxalement sa présence métonymique. Il se cache dans tous les recoins du film et sa présence fantomatique insiste sur le danger potentiel. Un banal plan d'ensemble montre des pigeons errant sur la place d'une vieille ville européenne. Quand les contrastes de l'image s'estompent, le visage d'Hannibal se révèle en noir et blanc, formé par chaque point du plan. Présent aux confins les plus secrets de chaque photogrammes, il révèle soudainement sa nature anthropophage. Présent dans le hors champs bien sûr puisque de là naissent toutes les peurs, l'homme civil et courtois devient brusquement violent et tranche les carotides qui gênent son passage.
Fantôme aux apparitions et disparitions mystérieuses, il semble avoir un don d'ubiquité. Ces surgissements soudains et radicaux accentuent son existence mythique et surréelle. Les images de ses actes meurtriers filmés en direct par des touristes japonais et transmis en un instant au FBI, alimentent sa présence et sa menace universelle.Les premiers plans du film sont très efficaces. Ils pourront choquer par leur classicisme mais posent l'équation de façon claire : si Hannibal est toujours un personnage horrible et mystérieux, l'agent Starling est devenu une femme forte. Julianne Moore est parfaite de simplicité. Son interprétation très précise n'ignore pas le travail de Jodie Foster pour mieux s'en démarquer.
L'élève du Silence des Agneaux a grandi. Présentée en gloire, tout comme Hannibal, à la troisième personne, elle mène aujourd'hui une opération d'arrestation pour le FBI. Lucide et perspicace, elle assume et comprend les situations dont elle est victime et les ficelles du pouvoir qui l'amènent à reprendre l'enquête Hannibal.A travers l'exposé de son personnage par une scène très rapide et très efficace, Ridley Scott pose la complexité de son personnage féminin. Paradoxalement, il emploie à cet égard, une imagerie hollywoodienne qui s'inscrirait sans mal dans l'esthétique déployée dans G.I. Jane . Là encore, on peut penser qu'il choisit le clinquant et la facilité. Par une multiplication des images/secondes, un recours à un décor grossier, il sert cette présentation dans un classicisme des plus éculé. Ces images pourront décevoir et crisper les puristes qui refusent toutes facilités d'auteur.Car il faut admettre que le réalisateur se laisse parfois aller à épargner son spectateur. Il joue un peu trop longuement sur certains plans avec une joliesse et une lumière de carte postale, censées nous faire oublier ce que nous venons de voir pour mieux nous surprendre. Règles ordinaires du cinéma de la peur. On est tout de même étonné que cette esthétique classique serve également les images les plus sanglantes du film. Là réside sans doute le tour de force. Cadres précis et posés, lumière soignée, espace scénique limité servent paradoxalement des images crues, sanguinolentes presque gore.Dans un magma de films dits violents, montrant sans cesse corps écorchés et mutilés, la question de la représentation du sang se pose imperceptiblement. Que supportons-nous de voir et pourquoi certaines images se refusent-elles subrepticement à notre regard perspicace soudainement submergé par l'impact du rouge ? Les rires de plus en plus présents dans les salles des films d'horreur, la perception au second degré généralement admise depuis Pulp Fiction forment un regard bien réducteur quoique confortable.Si certains sont justifiés, car le personnage d'Hannibal, lucide, se prête à quelques piques humoristiques et à un décalage par rapport à ce qu'il fait, on ne peut pas dire que l'humour soit le caractère principal du film, contrairement à ce qu'on a pu entendre.
Sous l'opposition manichéenne du bien et du mal, qui se renverse de façon assez grossière et peu surprenante, s'élabore un véritable travail des formes et d'un langage cinématographique maniériste. L'emploi virtuose d'une esthétique attendue marque le début d'une fin de chapitre à l'esthétique cinématographique des années 90. Hannibal en retrace toutes les lourdeurs, travaille et interroge sans fin la présence de l'horreur et son impact. Sans être un chef-d'oeuvre, c'est un film majeur prendra aux tripes les moins blasés.Hannibal
De Ridley Scott
Avec Anthony Hopkins, Julianne Moore, Gary Oldman
Etats Unis, 2001, 2h05.
- Lire la chronique de Gladiator (2000).
- Lire la rencontre avec Anthony Hopkins.
Hannibal