First Cow
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Dans First Cow, son deuxième western et meilleur film à ce jour, Kelly Reichardt poursuit son histoire alternative de la conquête de l’Ouest.

Faut-il forcément être fanatique de western pour en réaliser ? Ou, pour le dire autrement, le western au 21ème siècle est-il condamné à être un commentaire sur le genre lui-même ? Chez les cinéastes américains, les avis divergent et on n’obtiendra pas forcément la même réponse selon qu’on pose la question à, disons, Quentin Tarantino, Kevin Costner ou Kelly Reichardt. Tarantino a biberonné au postmodernisme de Sergio Leone, Costner vénère le classicisme de John Ford : ils n’aiment pas les mêmes films mais se réclament tous les deux d’une tradition. Reichardt, elle, ne brandit aucune référence, affirme ne pas nourrir d’obsession particulière pour le genre. Ce qui fait d’elle un cas à part. "J’ai appris à aimer les westerns, mais je n’ai en réalité jamais été spécialement été attirée par eux", explique-t-elle. 

Pourtant, avec deux westerns sur son CV, elle fait aujourd’hui figure de spécialiste de la question. Deux westerns, et pas des moindres. Le premier, La Dernière Piste, sorti en France en 2011, relisait le mythe de la Frontière sous un angle inédit, austère et minimaliste, épousant le point de vue des oubliés de l’Histoire officielle – les femmes et les Indiens – pour raconter dans un luxe de détails concrets et triviaux la réalité de la vie des pionniers – la fatigue, la faim, la peur, la soif, le soleil qui cogne et brûle les visages, le sentiment de désorientation, le temps qu’il faut pour changer l’essieu d’un wagon. Le deuxième, First Cow (qui vient d’arriver en salles après avoir été disponible sur la plateforme MUBI), est une fable décrivant la toute petite entreprise de deux copains fauchés qui, dans l’Oregon des années 1820, décident de cuisiner des gâteaux au miel pour les vendre aux trappeurs du coin, en volant pour ce faire le lait de la vache d’un potentat local.

First Cow est le chef-d’œuvre de Kelly Reichardt, qui y réfléchit à la naissance du capitalisme, aux vestiges de l’Amérique préindustrielle, à la corruption de la nature par l’esprit de conquête. Si elle s’y autorise à l’occasion une petite embardée planante à la Dead Man, elle ne donne jamais l’occasion d’avoir conçu son film en réaction aux milliards de westerns venus avant le sien. Comme la barge qui remonte la Columbia River en ouverture de son film, la réalisatrice remonte à la source, à la recherche d’une forme de pureté originelle.

"J’adore Anthony Mann, Budd Boetticher et j’ai été nourri par les films de Sam Peckinpah, résume-t-elle quand on la questionne sur ses influences. Mais je crois bien que je ne pourrai plus voir un Peckinpah aujourd’hui… Trop de violence romantisée, trop de masculinité en ébullition ! Je ne serai plus capable d’encaisser ça ! (Rires) J’ai beaucoup roulé à travers les Etats-Unis et je crois que le western vient en réalité plutôt de là, de mes voyages. C’est le paysage américain qui m’a amenée à investir le western." Et non pas, comme pour beaucoup de ses confrères, le western qui l’a amenée à investir le paysage américain.

Les meilleurs westerns du 21ème siècle

Née en Floride en 1964, Kelly Reichardt, comme les pionniers dont elle raconte les histoires, a traversé les Etats-Unis d’est en ouest pour établir un beau jour son camp de base en Oregon, dans le Nord-Ouest du pays, où elle est à la fois au contact de l’Amérique éternelle qu’elle traque dans ses films, et de la communauté artistique de Portland, dont elle est devenue l’une des figures phares, aux côtés de ses copains Gus Van Sant et Todd Haynes. La route, la nature, l’errance, le risque de se perdre en chemin, les restes d’un vieux territoire recouvert par le rouleau compresseur de la civilisation, ont toujours été ses sujets, depuis son premier long, le méconnu River of Grass, en 1994, jusqu’à Wendy et Lucy ou Certaines Femmes, qui l’ont érigée en icône de la scène indé.

A la fin des années 2000, au cours d’un voyage avec le romancier Jon Raymond (qui collabore au scénario de presque tous ses films), Reichardt flashe sur le haut désert de l’Oregon, dans les parties centrales et orientales de l’Etat, "si différent de tous les déserts qu’[elle] avait connus jusqu’alors", et qui va fournir le décor de La Dernière Piste. Le film s’inspire des journaux intimes et des récits de migrants conduits le long de l’Oregon Trail, en 1845, par un guide nommé Stephen Meek qui, après leur avoir proposé d’emprunter un raccourci à travers le désert, s’était révélé incapable de les mener à bon port.

"La Dernière Piste avait pour origine une histoire vraie, mais possédait aussi une dimension intemporelle, commente Reichardt. L’idée de cet homme d’un orgueil démesuré qui mène un groupe de gens dans le désert et ne sait pas comment les en faire sortir me semblait un bon moyen de raconter une histoire avec un sous-texte contemporain. En tournant, j’avais néanmoins très conscience des pièges du western. Dès que je posais ma caméra quelque part, parce qu’il y avait des chariots dans le cadre, je me retrouvais, que je le veuille ou non, dans le sillage de tous les westerns qui m’avaient précédée. J’ai été surprise de constater à quel point certains plans impliquaient obligatoirement un questionnement par-rapport au genre. C’est une grammaire qui est tellement puissante, tellement établie. Soit tu l’acceptes, soit tu la refuses, mais tu es obligée de te définir par rapport à elle. C’est forcément quelque chose de conscient."

Pretty Pictures

First Cow est l’étape d’après. Un autre genre d’animal. "C’est également un western, analyse Reichardt, mais situé dans l’Oregon des années 1820, c’est à dire avant même que l’Oregon ne soit américain. Ce qui rend plus libre. Là, il n’y a rien qui surplombe, aucune référence qui préexiste. La forêt dans laquelle évoluent les personnages contribue également à rendre l’atmosphère différente. Alors, bien sûr, le film traite du consumérisme, de la conquête, de l’exploitation, de la prise de pouvoir, mais je n’avais pas cette fois-ci l’impression de faire un western avec un W majuscule." D’où, sans doute, le sentiment d’assister à l’affirmation absolue d’une signature, d’une identité. Ce qui ressemblait encore parfois dans les films précédents de Reichardt à des partis-pris théoriques un peu trop explicites (voire carrément assommants, pour certains) s’évapore ici pour laisser se déployer l’harmonie d’un style parvenu à maturité. Tandis que le format carré (en 1.37) de La Dernière Piste semblait d’abord être là pour jouer contre le cliché du CinemaScope qu’on associe traditionnellement au western, First Cow, lui, justifie son filmage en 1.33 par les spécificités de son ancrage géographique, les forêts de hauts conifères au milieu desquels évoluent les personnages.

"Les westerns n’ont pas obligatoirement à être en Scope !, poursuit Reichardt. Anthony Mann tournait en 1.66, et William Wellman aussi, il me semble. Il se trouve que First Cow se passe dans une forêt, où tout est vertical. Si tu filmes une forêt, tu dois montrer la cime des arbres. Il y a également de nombreuses scènes dans la petite cabane de Cookie et King-Lu (les deux héros du film), où l’écran large aurait été absurde. Car après tout… il est surtout question ici de cuisiner des biscuits ! (Rires) C’est l’histoire de deux hommes qui sont en bas de l’échelle sociale. Ils rêvent d’un peu plus de confort et, pour ce faire, doivent commettre un menu larcin. Qu’est-ce que le vol d’un peu de lait en regard de ce qui se passe autour d’eux, l’extermination des castors, le vol du territoire aux Premières Nations, le pillage des ressources naturelles ? C’est l’histoire de la conquête, mais raconté à travers de petits gestes. Le cadre doit donc épouser cette idée. Faire sens."

Notre critique de First Cow

Il y a bien sûr toujours eu une dimension politique dans la recherche de minimalisme de Kelly Reichardt, dans son art de la décroissance esthétique. Elle s’en défend pourtant, en conclusion d’un livre qui lui a récemment été consacrée par le Centre Pompidou (Kelly Reichardt, l’Amérique retraversée), en réaffirmant son attachement à ce qu’elle considère être l’essence même du western : "Le cinéma américain adore les héros. Si vous faites un western américain depuis n’importe quel autre point de vue que celui de l’homme blanc, on l’interprète comme une déclaration politique. C’est étrange, parce que le postulat de départ du western, c’est précisément la découverte d’un nouveau territoire, où les règles ne sont pas encore fixées, où l’organisation du pouvoir n’est pas encore établie – c’est la création d’un nouveau monde." On dit souvent que le western est mort et enterré. Dans First Cow, il a l’air d’un nouveau-né.

First Cow, de Kelly Reichardt, actuellement au cinéma.
Rétrospective « Kelly Reichardt, l’Amérique retraversée », au Centre Pompidou, jusqu’au 24 octobre.