Le cinéaste new-yorkais revient à Cannes avec un récit initiatique à forte teneur autobiographique.
James Gray est de retour à la maison. Doublement. Au festival de Cannes, d’abord, où il n’avait plus présenté de long-métrage depuis The Immigrant, en 2013, et où ses films ont quasi-systématiquement été mal accueillis – avant, presque aussi systématiquement, d’être "réhabilités" lors de leur sortie dans les salles françaises quelques mois plus tard. Mais James Gray, et c’est encore plus important, revient aussi chez lui, à New York, le décor de ses cinq premiers films. Ces dernières années, il était parti tenter de se réinventer dans la jungle de The Lost City of Z, puis dans le cosmos d’Ad Astra, et, au fur et à mesure qu’il s’éloignait de son camp de base, il donnait l’impression de devenir de plus en plus introspectif, de plonger au plus profond de lui-même. The Lost City of Z était un autoportrait de l’artiste en aventurier insatiable, Ad Astra une psychanalyse en apesanteur.
En toute logique, Armageddon Time est un film intensément personnel, comme si son auteur poursuivait son voyage, sa quête intime. S’inscrivant dans la veine des films "à la Roma", péché mignon des ex-wonderboys des 90’s désormais quinquagénaires (Tarantino, Richard Linklater, PT Anderson), le film se déroule en 1980 (Gray est né en 69), et raconte quelques mois douloureux de la vie de Paul Graff, gamin juif de 11 ans qui se lie d’amitié, dans un collège public du Queens, avec un jeune Noir nommé Jimmy, avec qui il aime parler de conquête spatiale et faire le con en classe. Le film examine le sentiment de trahison qui va s’emparer de l’enfant juif, quand ses parents décident de l’inscrire dans une école privée plus huppée et qu’il doit alors laisser son copain afro-américain sur le bord de la route.
Gray nous donne sans doute ici une clé biographique essentielle, qui permet de mieux comprendre d’où vient ce sentiment de culpabilité qui hante les personnages de presque tous ses films, et incite à relire rétrospectivement toute son œuvre à cette aune-là. Il articule cette histoire très personnelle avec l’histoire collective américaine : la lutte des classes teinté d’inégalités raciales qui va séparer Paul et Jimmy se joue sur fond d’élection de Ronald Reagan, qui pour beaucoup, à l’orée des eighties, était synonyme de péril nucléaire. C’est l’"Armageddon Time" chanté par The Clash à l’époque, et en bande-son – un reggae de Willie Williams repris par des rockers blancs…
Gray entrelace tout au long du film une succession de réminiscences proustiennes et de détails sociologiques qui lui permettent d’observer très finement la tectonique des plaques d’une société en pleine métamorphose. Cette idée que les Juifs et les Noirs américains ont un temps partagé une expérience commune, avant d’être séparés par les puissances de l’argent et ce "privilège blanc" totalement décomplexé qui s’apprêtait à déferler sur le zeitgeist US, est un sujet passionnant, assez rare dans le cadre des grands récits d’apprentissage américains. Mais il est aussi potentiellement tellement explosif que Gray le manie avec une énorme précaution. Cette retenue « politique » accentue le côté étouffé du film, éteint, presque spectral. On pense moins à Coppola (éternelle obsession de Gray) qu’au Sidney Lumet des années 80, sensible, nostalgique, doux-amer – des sentiments renforcés par la belle photo automnale ouvragée par Darius Khondji, et les apparitions bouleversantes d’Anthony Hopkins en grand-père descendant de rescapés des pogroms d’Ukraine, qui sert de boussole morale au jeune héros. Même quand il vire au polar en culottes courtes, Armageddon Time ne hausse pas le ton, et continue de la jouer en sourdine, mezzo voce. Cet aspect feutré, presque déceptif, est sans doute en grande partie un trompe-l’œil. Car sous la surface du beau drame familial chuchoté, James Gray dit des choses très puissantes, fracassantes même, sur ce grand mensonge collectif qu’on appelait le rêve américain.
Armageddon Time, de James Gray, avec Banks Repeta, Anne Hathaway, Anthony Hopkins… Prochainement au cinéma.
Cannes : Anne Hathaway et Julia Roberts brillent à la montée des marches d'Armageddon Time, de James Gray
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