Le réalisateur de Her raconte l’épopée du groupe de hip-hop dans un film euphorisant et bouleversant.
Le dispositif de ce film est génial. Simplissime, mais génial. Tellement lumineux, en fait, qu’on se dit en le découvrant qu’on ne pourra plus jamais regarder un documentaire où des pop stars racontent leur vie et leurs faits d’armes sans y penser. Pour relater le parcours des Beastie Boys (groupe essentiel, morveux turbulents de la scène hip-hop du New York des 80’s devenus idoles des slackers de la décennie suivante), Spike Jonze s’est refusé à demander aux intéressés de s’asseoir dans le confort d’un studio et de dérouler leur CV et leurs souvenirs face caméra. Trop facile. Trop ronronnant. Lui qui fait partie de ceux qui ont le mieux filmé le groupe (notamment dans l’hilarant clip de Sabotage, en 1994) a préféré les montrer dans leur élément : la scène. En live, face à un public conquis et bouillant. Inspiré des mémoires du groupe sortis en 2018 (Beastie Boys Book), Beastie Boys Story est le condensé de la captation de trois spectacles donnés en avril 2019 au King Theater de Brooklyn. Un show mis en scène par Jonze himself et dans lequel Adam "Ad-Rock" Horovitz et Michael "Mike D" Diamond, les deux membres survivants du groupe (Adam Yauch, alias MCA, a succombé à un cancer en 2012, à l’âge de 47 ans), racontent leur épopée à la foule, devant un écran géant où défilent photos, archives, extraits de concerts, etc. Quelque part entre la soirée diapos, le two-men-show, la conférence TED et la veillée au coin du feu. C’est tout bête, mais cette forme hyper-vivante, hybride et dynamique, dynamite totalement le genre rebattu du gros docu best-of rétrospectif visant à "imprimer la légende". Ensuite, c’est la tchatche, l’humour, la coolitude, l’intelligence et la simplicité des deux hommes sur scène qui se chargent de donner au film son tempo, entre rushs d’adrénaline, euphorie pure et grands frissons.
Interprétant sur scène leur propre livre de souvenirs, ironiques et sincères à la fois, à la recherche de l’équilibre parfait entre entertainment et vérité intime, les Beastie Boys réfléchissent à leur histoire et théorisent superbement leur rapport au monde. Le tourbillon punk des débuts, l’influence de The Clash puis de Run-DMC, les coups de génie créatifs, les rencontres décisives avec Russell Simmons et Rick Rubin, puis l’exil à Los Angeles, qui leur permit de survivre à leur hit inaugural "(You Gotta) Fight For Your Right (To Party !)" et aux années 80… Il y a parfois un peu d’autosatisfaction ici (mais après tout, ils l'ont bien mérité), contrebalancée par d’étonnants moments d’autocritique et de mea culpa – Ad-Rock s’épanchant sur son sentiment de culpabilité vis-à-vis de Kate Shellenbach, batteuse originelle qui fut écartée à la veille du succès, parce qu’elle ne collait plus à l’image que le groupe était en train de se fabriquer. C’est une saga démente, surexcitante et souvent hilarante, qui, dans son dernier mouvement, vire à la veillée funèbre. Tout pointait de toute façon vers ce moment-là : l’évocation du grand absent, de l’éléphant dans la pièce. Adam Yauch est salué par ses amis comme l’éclaireur, l'architecte du son du groupe, le théoricien de leur désir perpétuel de réinvention et d’expérimentation. Soudain, Ad-Rock et Mike D sonnent comme deux gamins perdus, deux gosses admiratifs du grand frère qui leur a montré la voie. C’est l’instant où l’on arrête de rigoler et où les deux fringants quinquas sur scène deviennent véritablement des personnages de Spike Jonze. Prenant le relais de Max (et ses Maximonstres), du Joaquin Phoenix introverti de Her ou des robots amoureux du court-métrage I’m here. Des personnages de Jonze, c’est-à-dire des inadaptés qui n’auront réussi à trouver leur place dans le monde que grâce à une rencontre, un contact, une connexion privilégiée avec l’Autre. L'Autre avec un grand A, oui, comme dans Adam. Le Beastie Boy disparu est ce mentor qui permit à ses potes de grandir et de ne jamais rester en place. Défricheur, poète, pacifiste militant et "saboteur" en chef (le happening mémorable des MTV Video Awards 1994, où Yauch, déguisé en Nathanial Hornblower, vole la vedette à REM, dans le plus pur style Andy Kaufman), punk rigolard et empêcheur de penser en rond qui refusait d’être enfermé dans le rôle du punk rigolard… Il nous manque, il leur manque, alors Horovitz et Diamond le ressuscitent. En faisant ce qu’ils ont toujours fait : trouver les bons mots et se passer le micro.
Beastie Boys Story, de Spike Jonze, sur Apple TV+.
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