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Le producteur Gary Kurtz quitte George Lucas et la saga Star Wars ne sera plus jamais pareille.

L'histoire secrète de Star Wars Vol.1
L'histoire secrète de Star Wars Vol. 2
L'histoire secrète de Star Wars Vol. 4

1980. La tension est à son comble dans la salle de montage de L’Empire contre-attaque. Le mixage étant quasiment terminé, le film étalonné doit partir aux laboratoires pour que les copies 70 mm puissent être tirées. Soumis à une forte pression, le réalisateur Irvin Kershner et le producteur Gary Kurtz, qui ont conçu le film (sous la supervision de George Lucas), décident à la toute dernière minute d’ajouter un plan d’effets spéciaux. Question de storytelling : cela doit permettre de mieux faire fonctionner une scène qu’ils jugent confuse. Les deux hommes travaillent d’arrache-pied et réussissent en quelques heures à concevoir plusieurs versions du plan en composite. Aucune, cependant, ne leur semble totalement aboutie visuellement. À leurs côtés, George Lucas montre des signes d’impatience : « Allez les gars, on avance. Le plan est très bien comme ça. » Kershner et Kurtz se regardent, éberlués. « Non George, rétorque Kurtz. Crois-moi, ça vaut le coup de le refaire encore une fois. Il suffit parfois d’un plan raté pour ruiner un film tout entier. » Lucas lâche un soupir d’exaspération, mais les deux hommes lui tournent le dos pour se remettre au boulot. Un détail ? Plutôt une page qui se tourne définitivement car l’implication de Kershner et de Kurtz dans la saga Star Wars est sur le point de prendre fin. Par la suite, personne n’aura plus l’occasion de remettre en question un avis créatif de Lucas sur « sa » franchise. Le réalisateur et le producteur ont beau être en train de peaufiner le meilleur film de la saga, le mètre étalon à l’aune duquel tous les autres épisodes seront (défavorablement) mesurés, un presque chef-d’œuvre élu « meilleur film de tous les temps » dans un récent sondage, rien n’y fait. La lune de miel est bel et bien terminée. Cette crise marque de manière symbolique la fin d’une époque, le moment où le cinéma indépendant qui a explosé au cours des années 70 devient « corporate » et se retrouve absorbé par le système, « récupéré » comme on disait alors. Pour comprendre à quel moment s’est joué la rupture entre Kurtz et Lucas, il faut remonter à l’origine de leur collaboration.

« No Man »

Alors que les films de la franchise Star Wars symbolisent aujourd’hui le blockbuster hollywoodien dans toute sa splendeur (ou dans son horreur, question de point de vue), il faut faire un effort considérable pour se souvenir que la saga trouve ses racines dans l’explosion libertaire du cinéma indépendant américain de la fin des années 60. Ex-cameraman au sein du corps des marines au Vietnam, Gary Kurtz finit son service en 1969, l’année de la sortie du Easy Rider de Dennis Hopper. Également, ex-assistant du cinéaste Monte Hellman, pour lequel il produira en 1971 Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop), c’est un familier des cinéastes « marginaux » de l’époque, notamment ceux issus de l’écurie de Roger Corman (Hellman donc, mais aussi un certain Francis Ford Coppola). Il s’associe pour la première fois avec Lucas sur American Graffiti (1974), film à tout petit budget qui deviendra un phénomène planétaire – il occupera très longtemps la plus haute marche du podium aux États-Unis – pour le ratio investissement/profits avec un résultat initial au box-office de 55 millions de dollars pour 1,5 million investi. Et c’est encore Gary Kurtz qui va conseiller George Lucas au début de l’aventure Star Wars. Arme secrète du cinéaste, le producteur travaille « à l’ancienne ». Ce n’est pas un simple investisseur ou un conseiller en contrats mais un homme qui s’y connaît en cinéma, qui plus est doté d’une solide expérience de la mise en scène – avant son départ pour le Vietnam, il a été assistant et réalisateur de seconde équipe sur des productions AIP (American International Pictures) ou Paramount. En clair, Kurtz est, comme il se qualifie lui-même, un « no man » (le contraire d’un yes man), à savoir quelqu’un qui sait quand et comment dire non. « Mais voilà, après les années 70, le job qui consistait à être le partenaire du réalisateur, son miroir et son oreille, a disparu, et le producteur est devenu un simple faiseur de deals, explique-t-il. La plupart des noms que vous voyez aujourd’hui aux génériques des blockbusters n’ont pas du tout pris part à la fabrication des films, ce qui est dramatique parce que les réalisateurs se retrouvent livrés à eux-mêmes. Plus personne n’est là pour leur dire : “Attendez, ne faites pas ça, ça craint !” Il ne faut donc pas être surpris si, comme le disent beaucoup de gens, les films étaient mieux avant. »

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Control Freak

Dans la foulée du succès astronomique du premier Star Wars, c’est sur L’Empire contre-attaque que la relation entre Lucas et Kurtz commence à se dégrader. Comme cela était évoqué dans le précédent épisode de cette story, la réussite du premier film de la saga s’est aussi parfois faite malgré Lucas, son entourage ayant su lui suggérer de prendre certaines décisions artistiques. Mais le succès peut également être le pire ennemi de la créativité. Lorsque Lucas confie la mise en scène de L’Empire contre-attaque à Irvin Kershner, il se voit à l’évidence comme un grand manitou du cinéma nouvelle génération avec un réalisateur à ses ordres. « George avait dans l’idée que le metteur en scène serait une espèce de substitut à qui il pourrait téléphoner chaque soir depuis son lit pour lui dire quoi faire le lendemain et réaliser en quelque sorte le film par procuration, poursuit Kurtz. Évidemment, il se fourrait le doigt dans l’œil. C’était moi qui avais choisi Kershner et ce n’était pas du tout ce genre de réalisateur... »

George Lucas a enfin vu le Réveil de la Force

Dès les premiers claps du tournage de L’Empire contre-attaque, Lucas se met à paniquer. Le film est réalisé en Angleterre aux studios d’Elstree, au nord de Londres, tandis que lui se trouve à San Francisco. Un océan le sépare de la production. « Je pense qu’il a beaucoup souffert sur L’Empire..., analyse Kurtz. Il avait investi son propre argent, ce qui n’a pas empêché le budget et le calendrier de tournage d’exploser dans les grandes largeurs. Kershner était lent, sans compter les problèmes rencontrés avec Mark Hamill, qui s’est blessé – rien de bien différent de ce qui peut se passer sur n’importe quel autre tournage, cela dit. George est venu sur le plateau deux fois et s’est rendu compte qu’il lui serait impossible de manipuler Kershner à distance pour qu’il tourne les scènes comme lui-même les aurait filmées. Il faut, de fait, préciser que le film a effectivement coûté plus cher que prévu. Mais Lucas n’avait aucune raison de se prendre la tête dans la mesure où les recettes cumulées du merchandising et de l’exploitation en salles lui garantissaient quoi qu’il arrive de gagner de l’argent. Il n’était pas possible de perdre un centime avec ce film. »

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Tandis que le budget du film explose, principalement en raison du perfectionnisme de Kershner et de Kurtz, la banque qui couvre Lucas menace d’annuler son prêt. Ce dernier doit alors aller demander de l’aide au président de la Fox, Alan Ladd Jr., qui accepte en échange d’une simple hausse de son pourcentage sur les profits, sans exiger de parts sur les droits du merchandising et des suites. À la sortie de L’Empire contre-attaque, cet accord, jugé trop généreux par la corporation, forcera Ladd Jr. à céder son poste de président. « De mon côté, j’essayais juste de venir à bout de ce satané film, se justifie Kurtz aujourd’hui. Au fond, Lucas n’a jamais été très bon pour déléguer. À certains moments il voulait tout contrôler et, à d’autres, il disparaissait et on n’entendait plus parler de lui. George vient de l’école du documentaire. Il est habitué à écrire, à tourner et à monter lui-même. Mais la vérité, c’est qu’il y a des films que l’on peut faire de cette manière et d’autres non. »

Apocalypse Now

La tension monte encore d’un cran pendant la postproduction quand une première copie de travail est montée. Lucas trouve le film trop lent et cherche à se le réapproprier. « J’étais furieux et j’ai décidé de le remonter moi-même parce que je pensais que c’était une catastrophe », expliquera-t-il plus tard. Hyper rapide et laissant de côté la caractérisation des personnages, son montage ne fonctionne pas davantage. La frustration est alors à son comble dans les deux camps. Quand Kurtz et Kershner confrontent Lucas aux faiblesses de son nouveau montage, il explose : « Vous êtes sur le point de détruire mon film ! C’était en train de devenir une merde et j’essaie de le sauver ! » Avec diplomatie, le producteur tente d’expliquer ce qui cloche à Lucas, lequel s’énerve encore plus : « C’est mon argent, mon film et je le monterai comme ça me chante ! » Une fois calmé, le metteur en scène accède finalement aux changements proposés par Kershner. « Il avait raison sur tout. Mon montage ne marchait pas, reconnaîtra-t-il. C’est pour cette raison que je me suis tellement énervé. J’ai intégré ses suggestions et, d’un coup, le film fonctionnait parfaitement. » Malgré tout, le plan d'effets spéciaux conçu à la dernière minute par Kurtz et Kershner sera pour Lucas le détail de trop et la rupture consommée. « Au départ, après American Graffiti et La Guerre des étoiles, quand nous avons commencé L’Empire..., nous étions un tout petit groupe, raconte Kurtz. Dans les bureaux, nous étions quatre, cinq à tout casser. Et puis Lucas s’est mis à embaucher et la structure s'est alourdie. D’un coup, il y a eu un département marketing, un département jouets et on s’est retrouvé avec une organisation pyramidale qui nous obligeait désormais à passer par l’assistant de George pour lui parler. Ça n’avait plus rien à voir. Nous étions tous les deux frustrés et, une fois L’Empire... dans les salles, il est devenu clair que nous n’avions plus envie de travailler ensemble. » « Si le film est beau à ce point, c’est parce que Irvin Kershner a pris son temps pour le réaliser, expliquait récemment George Lucas au magazine Empire. Le problème, c’est que nous vivions au-dessus de nos moyens. Au final, il est vrai que le film est mieux que ce que j’avais en tête, mais cela ne fait aucune différence. » Après cet épisode éprouvant, Gary Kurtz partira travailler avec Jim Henson et Frank Oz sur Dark Crystal et Kershner l’artisan poursuivra la mise en scène de façon plus solide qu’inspirée (Jamais plus Jamais, RoboCop 2). Quant à Lucas, il aura la carrière que l’on sait. Mais la saga Star Wars ne retrouvera plus jamais la magie de L’Empire...

Le Réveil de la Force sort le 16 décembre