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Les journalistes s’affolent et les tableaux des étoiles sont unanimes : dimanche, Trintignant pourrait bien repartir avec le prix d’interprétation. On aime beaucoup Brad Pitt. Et Mathias Schoenaerts est très bien dans le Audiard. Mais vous savez quoi ? le triomphe de Trintignant ne serait que justice.C’était l’homme pressé du cinéma français, parce qu'il aimait la vitesse (les bagnoles et les jolies filles aussi), mais surtout parce qu'on lui demandait souvent de courir dans les films. Depuis une vingtaine d’années il boite - un accident de moto. Du coup, il s’est replié, il s’est mis à distance pour endosser les rôles de vieux sphinx, de patriarches ; présence spectrale souvent hantée par la disparition. Le buddy de Jean Yanne dans Regarde les hommes tomber, le Héros très discret de Audiard et le mort de Ceux qui m’aiment prendront le train, c’est lui. Le rôle de Georges dans Amour vient boucler la cohorte de ces personnages qui tutoient la mort. En homme amoureux et fatigué, inquiet et irascible, fataliste et opiniâtre, qui regarde sa femme crever, il est impérial. Non. Dément. D’ailleurs on ne voit que lui. Parce qu’il n’y a que lui - et elle, Emmanuelle Riva. Et parce qu’il infuse sa présence magistrale et une tension folle à chaque plan. Grand ridé boiteux, toujours prêt à libérer les chiens, JLT porte ici son art du drame au nirvana. Visage impassible, regard profond, timbre envoûtant. Finesse du geste, de l'intonation. En le coinçant dans ce grand appartement vide, Haneke capte tout : sa voix inimitable, son regard gris, sa silhouette affaissée et son sourire (triste). Comme aucun autre cinéaste ne l’avait fait avant. Emouvant ? C’est un euphémisme. Déchirant ? Plus que ça. Il passe par tous les stades : la superbe, le désarroi, la tristesse, la haine et les regrets avec une facilité affolante. Il faut le voir foutre une baffe à la femme qu’il aime de tout son coeur pour décharger son impuissance et sa rage avant de regretter son geste. Ou bien marcher hagard à la poursuite d’un pigeon dans le vestibule de l’appart... les poils se dressent sur les bras, les larmes montent. Parce que d’un coup, c’est sa filmo qu’on se reprend en pleine gueule : Le Conformiste, Un homme et une femme, Le Fanfaron... Parce qu’on ne voit plus l’acteur ni le personnage, mais un fantôme, apparition de cristal qui épouse tous les états de la décomposition physique et sentimentale.En l’enfermant dans ce huis clos, écrin asphyxiant, Haneke lui offre en fait un dernier tour de piste. Il l’observe de près une dernière fois; il l’écoute. Il faut entendre ses modulations infinies qui délivrent la nuance ironique, énervée ou triste de ses dialogues avec ce timbre grave et nasillard. Voix tapie prête à bondir, qui résonne sans sécheresse, voluptueuse...Depuis 15 ans, après chaque tournage, JLT tire sa révérence. Cette fois, on ne voit pas trop ce qu’il pourrait faire d’autre. Sa disparition dans la scène finale est une sortie de scène. Lui filer le prix d'interprétation devient une question de justice. Son dernier sacre cannois remonte à 69 pour Z de Costa-Gavras : Nanni, il est le temps de remettre les pendules à l’heure.Gaël GolhenSuivez toute l'actu cannoise sur notre dossier spécial avec Orange Cinéday