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L’Anglaise Andrea Arnold parcourt le Midwest américain en collant aux basques d’une communauté de paumés.

« On vend des abonnements à des magazines, on se marre, on explore, euh... » Petite hésitation. Trois points de suspension. « ... euh, l’Amérique. » Sur un parking de supermarché, quelque part du côté de Ploucville, USA, un irrésistible bad boy à mulet (Shia LaBeouf) explique en marmonnant à une fille qu’il vient de rencontrer (Sasha Lane) à quoi il occupe ses journées avec sa bande de potes. Et annonce au passage le programme d’American Honey. Soit la promesse éternelle du road-movie, mais reformulée pour une nouvelle génération, de nouvelles gueules. Un gang de post-ados white-trash, débraillés, se livrant à une occupation absurde (faire du porte-à-porte pour vendre des magazines en 2016), errant sans but réel, avec pour seules bouées leurs playlists iTunes et le prochain billet de 5 dollars qu’ils parviendront à grappiller. Ils ressemblent aux petits frères et sœurs des Kids de Larry Clark, mais qui auraient soudain été propulsés sur la route, confrontés à la question du territoire, de la conquête, de l’immensité. Ils sont aussi, sans doute, les descendants des gamins de La Nuit du chasseur, si ceux-ci n’avaient jamais trouvé refuge chez Lillian Gish et avaient continué à dériver à l’infini. Il y a un côté conte dans American Honey, un côté secte dans ce gang d’enfants perdus. Comme une famille Manson dont les seuls rituels seraient de fumer sans fin et de baiser sans joie. Leur absence d’horizon existentiel trace la voie à ce film conçu comme un gigantesque maelstrom sensoriel, un film trip jamais aussi grisant que quand il ne fait pas mine d’avoir une histoire à raconter (une love story qui grandit au fil des kilomètres, ça suffit pour occuper deux heures quarante) et se laisse aller au pur plaisir de la digression clippesque.

Ciné-jukebox

En 1969, avec Easy Rider, Dennis Hopper émettait l’hypothèse qu’un road-movie n’avait pas forcément besoin d’une direction précise, d’un fil rouge, et ne pouvait être structuré que par sa bande originale, chaque morceau ayant pour fonction de souder entre eux les blocs de temps, et de donner l’impulsion à la séquence suivante. American Honey reprend les choses là où Hopper les avaient laissées, avec Rihanna et Juicy J. en lieu et place de Hendrix et Steppenwolf. Du hip-hop teigneux et de la pop sous vide pour remplacer le hard-blues graisseux d’hier. Sinon c’est le même principe : du ciné-jukebox, où les chansons défilent en même temps que les kilomètres. Sans vrai début ni fin, dans une sorte d’hypnose hébétée, qui enivre d’abord, puis effraie et tord le bide. Et où on se raccroche à des bribes de dialogues qui pourraient nous servir de boussoles, d’explications de texte.

Suicide d’une nation

Dans Easy Rider, c’était ce « We Blew It » (« On a tout gâché ») final, qui signifiait que le rêve hippie avait été fumé par les deux bouts, et qu’il n’en restait rien. Ici, ce serait cet échange entre Sasha Lane et un vieux routier qui l’a prise en stop. Il écoute Bruce Springsteen, Dream Baby Dream. « C’est quoi ton rêve ? », lui demande-t-il. Elle reste bouche bée. Elle n’y a pas pensé. Personne ne lui avait jamais posé la question. On se souvient à ce moment-là que cette chanson de Springsteen belle à pleurer est une reprise du groupe punk Suicide. Suicide, oui. Car American Honey, c’est aussi ça. Une plongée dans les recoins les plus obscurs et craspecs de l’Amérique de Trump. Une relecture de l’iconographie de la Grande Dépression passée au filtre Instagram. Un tableau incandescent du quart-monde US en forme de voyage vers le grand nulle part. Un reportage lyrique sur le suicide d’une nation.

American Honey d'Andrea Arnold sort en salles le 8 février. Bande-annonce :