- Fluctuat
Le pari d'Amos Gitaï est des plus audacieux. Comment parler d'un vide, comment le montrer ? Certes le sujet ne semble pas des plus cinématographiques, ce qui explique qu'il soit très peu porté à l'écran. Loin des images violentes et des chocs rétiniens, "Eden" dénote. Il faut pour le comprendre, en accepter les moments de lassitude, et, pour accéder à ce qu'ils ressentent, suivre l'ennui des personnages : autrement dit, s'ouvrir à l'immensité d'un vide.
L'Europe est bouleversée par la deuxième guerre mondiale, les juifs allemands sont chassés, poursuivis... Au coeur de la Palestine, Israël se construit. Refuge paradisiaque d'une population rejetée, elle est l'objet de tous les enthousiasmes. Les juifs qui arrivent là sont porteurs d'une envie : construire une nouvelle vie sur une nouvelle terre, à partir de nouvelles bases. Ils sont porteurs de projets très réfléchis sur le papier : grâce à la prospérité économique, vivre en paix, retrouver des acquis d'avant-guerre, tenter par exemple l'expérience du communisme... Avant ce film, on pouvait légitimement penser que ces enthousiasmes partisans devaient avoir eu une ampleur sans commune mesure et donner à ces lieux une beauté particulière. A tort.Construire une maison brique par brique nécessite sueur et travail. Les châteaux ne se bâtissent pas en un jour. Dès le premier plan, un très lent - presque trop lent - travelling latéral détaillant des mains qui posent brique après brique sur du ciment frais, on sent la pesanteur, seule véritable difficulté et seule entrave à cet univers de construction. Une édification longue, infinie mais inéluctable. Les murs sont entourés d'autres maisons blanches, des dizaines de mains participent à leurs agencements.Le film n'en finit pas de commencer. De même Israël se construit infiniment lentement. L'image traduit le propos. La lenteur est l'esthétique de ce film. Les discussions socio-politiques, jusqu'au gestes de telle israélienne combattant le protectorat des britanniques sur le sol palestinien par des bombes artisanales, aucun de ces événements ne soulage notre fatigue. Dans les miasmes de cette lenteur, on cherche à deviner les conflits futurs. Le calme désertique du grand vide est bientôt interrompu par une bombe. Première d'une longue liste, elle fait résonner à notre esprit l'actuelle Intifada.Les stratégies de conquêtes et de constructions paraissent avoir le devant de la scène aux dépends des personnages empêtrés dans la torpeur du discours. Samantha est délaissée au profit de l'édification du pays. Son mari architecte la néglige et oublie jusqu'à ses sentiments et ses sensations. Il semble qu'il ne se soit rien passé sur cette terre qu'une construction progressive de murs. Les regards sont tournés vers l'Europe et l'Amérique, vieilles nations en échec ou en conflit. Israël n'est qu'un refuge où il ne se passe rien, un paradis parce qu'aucune tragédie ici n'est à fuir. Ce pays n'existe qu'en regard de l'Histoire qui se déroule en Occident."La symphonie n° 1 de Mahler" est une illustration sonore des plus crispantes. Trompettes et clairons ponctuent la lenteur ascendante des violons : des gestes les plus banals aux plus signifiants, Gitaï se permet un remplissage sonore bien rébarbatif et inutile. D'autres maladresses un peu ridicules et risibles finissent de décourager nombre de spectateurs : la future poseuse de bombes a la révolte un peu trop empruntée, la patine des costumes est trop voyante, Samantha Morton regarde ses photos de famille en se faisant pleurer sur fond de violon tzigane. Il n'y a sur cette terre juive, personne à aimer, personne à convaincre, les kibboutz ne sont pas encore sortis de terre. "Mes parents sont morts, dit le libraire en pleurs, il n'y a rien ici, il n'y a plus rien là-bas ". Ce citoyen de nulle part dont le peuple vient de subir l'horreur ne voit d'autres chemin que le suicide. Sa mort attendue et prévisible est montrée dans une plongée très maladroite qui frôle le ridicule.Seules les images d'Arthur Miller sont d'une justesse ambiguë. Le film mérite d'être vu pour ces seules minutes de confessions face à l'écran. La nature de ces plans est troublante, on ne sait pas qui filme quoi. Est-ce Miller qui profite de la présence de la caméra pour l'édification de l'Histoire de la littérature ? Est-ce Gitaï qui fait du documentaire en se servant de l'image de ce génie ? N'est-ce que ce personnage d'un père, inquiet pour son fils mais heureux qu'il prenne son envol... ? Chacun éprouvera sa réponse. Il faut de la patience pour comprendre et accéder à ce film explorant le rien là où tout est censé avoir existé. Bien sûr, on peut en vouloir à Amos Gitaï de trop souvent nous décourager. Malgré tout, ce film reste cohérent avec le projet plus général de montrer la naissance d'une nation.Eden
Réalisation : Amos Gitaï
Avec : Samantha Morton (Samantha) Arthur Miller (Le père) Luke Holland (Le libraire, M. Kalkovski).
Sortie nationale le 29 août 2001
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Eden