Le réalisateur ausculte les contours de l’enlèvement du leader politique Aldo Moro par les Brigades rouges en 1978, dans une minisérie à la mise en scène aussi limpide que complexe.
Le cinéma de Marco Bellocchio est porté par deux lignes de front qui se croisent sans cesse. La cellule familiale (ses implications sensibles et physiques) est toujours consubstantielle de l’engagement politique qui oblige, lui, à se choisir une ligne de conduite. Prendre parti, c’est accepter la révolte et donc briser, si besoin est, les liens sacrés. Des Poings dans les poches (1965), calvaire d’un jeune garçon épileptique écrasé par ses proches, à son dernier film, Marx peut attendre (toujours inédit en France), portrait du frère jumeau du cinéaste suicidé en 1968 à l’âge de 29 ans, la brisure semble à chaque fois inéluctable et entraîne avec elle étouffement et suffocation.
Dans Le Traître (2019), itinéraire d’un mafieux repenti, ce dilemme moral était porté à un si haut degré d’exemplarité que le film tendait vers la farce. Chez Bellocchio, le conscient et l’onirisme, à l’instar du privé et du politique, composent le chaos de l’existence. C’est tout ça que l’on retrouve dans sa formidable série, Esterno notte, dans laquelle il revient – vingt ans après son long métrage Buongiorno, notte – sur l’enlèvement du leader du parti démocrate chrétien, Aldo Moro, par les Brigades rouges en 1978. Cet événement, véritable trauma de la société italienne, marque un tournant décisif dans l’avenir d’un pays « plombé » de l’intérieur, qui ne semble s’être toujours pas relevé depuis.
Un cauchemar éveillé
Bellocchio précise d’emblée qu’il effectue ici une « réécriture artistique » de l’affaire. Et de fait, les premières minutes montrent, dans une révision inattendue de l’Histoire, le président du conseil italien, le secrétaire du parti démocrate chrétien et le ministre de l’Intérieur au chevet d’un Aldo Moro (Fabrizio Gifuni) finalement libéré par ses geôliers. Moro, fiévreux, les traits tirés, peut alors exprimer de sa voix traînante son plus profond mépris à l’égard de ces faux-frères.
Portée par cette étrange introduction, la suite, en flash-back, ne sera pas vue comme un cauchemar éveillé, mais une plongée dans un réel malade de lui-même où les vivants sont déjà des spectres. Ce brouillage n’induit pas de confusion mais place les faits dans la mythologie italienne où la figure sacrificielle d’Aldo Moro est depuis longtemps accrochée. Dans le cinéma transalpin, l’Italie des années de plomb, qui s’étend du crépuscule des années 60 au début des années 80, est une source intarissable de récits plus ou moins romantiques, où le terrorisme politique rejoint la grande criminalité.
Sonder l’Histoire
Chacun des six épisodes de 52 minutes focalise son attention sur une des figures du drame. Aldo Moro, bien sûr. L’homme politique va payer au prix fort son désir de stabilité en créant un gouvernement d’union nationale avec l’aide du parti communiste ; il y a ensuite Francesco Cossiga (Fausto Russo Alesi), ministre de l’Intérieur rongé par toute cette violence et son impuissance face aux événements ; le pape (Toni Servillo), très proche de Moro ; les ravisseurs, avant de resserrer les deux derniers épisodes sur le clan Moro, à travers notamment sa femme, Eleonora (Margherita Buy), lucide sur la portée de cette tragédie annoncée.
En restant au plus près de l’intime, la mise en scène induit une volontaire claustration. Qu’est-ce qu’une série sur un tel sujet peut nous apprendre de nouveau aujourd’hui ? Bellocchio se pose indirectement la question en interrogeant sa place de narrateur et la lecture que chacun peut en faire. Dans les derniers temps, par une subtile mise en abîme, il nous montre une équipe de tournage qui, avant même la conclusion du drame, en préfigure par la fiction l’issue tragique. Sonder l’Histoire, c’est d’abord refuser une seule vérité.
Esterno Notte sera diffusée les 15 et 16 mars sur Arte, et disponible sur arte.tv depuis le 8 mars.
Commentaires