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Le compositeur légendaire de Mission : Impossible nous commente sa playlist.

Mission : Impossible, la musique minimaliste de Bullitt, le syncrétisme d'Opération Dragon, le funk avant-gardiste de L'Inspecteur Harry, l’hybridation jazz/folk/symphonique de Luke la main froide… Lalo Schifrin fut l’un des compositeurs les plus inventifs des années 60-70. Alors qu’un coffret de 5 CD (The Sound of Lalo Schifrin) disponible dès aujourd'hui encapsule une partie de son œuvre colossale et qu’il sera à la Cinémathèque pour une rencontre spéciale le 9 novembre, on a demandé au compositeur argentin, ancien élève de Messiaen et compagnon de route de Dizzy Gillespie, de commenter quelques uns de ses thèmes les plus marquants. Et dans le magazine Première -aujourd'hui en kiosques- Lalo évoque en bonus ses 3 musiques de films préférées. Musique Maestro.

El Jefe (1958) de Fernando Alaya


"Ma première musique de film. Enfant, j’allais souvent au cinéma et après mes études de musique classique en France, je suis revenu en Argentine. Je voulais composer pour le cinéma, mais finalement, je me suis tourné vers le jazz. Un jour, un producteur m’appelle. Il avait besoin d’une musique, quelque chose qui corresponde aux aspirations de la jeunesse de l’époque ou au moins qui rende son film plus sexy. Et comme le jazz plaisait beaucoup à l’époque, il a pensé à moi. El Jefe était un film anti-peroniste, un bon film sur une bande de jeunes. Pas un gros succès, malheureusement ; après ça, il y a eu la rencontre avec Dizzy Gillespie et le départ pour les Etats-Unis au tout début des années 60…"

Les Félins (1964) de René Clément


"Le producteur Jacques Bar cherchait un compositeur qui parle français parce que René Clément ne comprenait rien à l’anglais. J’ai fait toutes mes études au Conservatoire national et je crois que c’est la raison pour laquelle j’ai été embauché (rires). Vous imaginez : jeune compositeur, je me retrouve sur un film avec Alain Delon et Jane Fonda ! A Paris ! Une expérience inoubliable. J’ai adoré travaillé avec René Clément qui m’a beaucoup appris. C’est là que j’ai compris qu’on ne pouvait pas composer une musique de film en fonction des scénarios. Je préfère écrire en voyant le film terminé. La musique et le cinéma ont une chose en commun : le rythme. Je ne peux rien imaginer si je n’ai pas le rythme des images devant moi ; je ne comprends pas ce que je fais… C’est comme ça que nous avons travaillé sur Les Félins. Clément m’a montré le film et on a longtemps discuté des endroits où il devait y avoir de la musique, de sa tonalité et de l’interaction avec les images. On travaillait chez lui, un très bel appartement boulevard Victor Hugo. Nous nous entendions très bien ; il était très intelligent, très curieux… Une encyclopédie vivante et je crois qu’il aimait ce que j’amenais. Le score est un hommage aux films noirs hollywoodiens des années 50, et mélange le jazz, des musiques orchestrales plus sombres et de la musique atonale plus contemporaine… Avec, déjà, des hurlements de voix féminines, c’est vrai (rires)."

Luke la main froide (1967) de Stuart Rosenberg


"Quand j’ai lu le script de Luke la main froide, j’ai trouvé ça vraiment très beau. Très émouvant. J’ai rencontré Stuart Rosenberg et les producteurs et je leur ai expliqué que, pour la musique, il y avait deux façons de faire. La première était de composer un score très folk, avec des banjos, des violons… de la country. La deuxième option, c’était une musique symphonique très américaine, un peu à la façon d’Aaron Copeland. Et j’ai rajouté : "mais il y en a une troisième aussi, mélanger les deux". Ils ont aimé cette idée. Je n’ai jamais réfléchi aux thèmes développés dans le film. Ce n’est pas comme ça que je fonctionne. Je fonctionne à l’instinct. Je ne me suis jamais dit qu’il fallait travailler l’idée de l’emprisonnement ou de la résistance. Non. Mon travail est plus émotionnel, je raconte une histoire avec des sons."

Amityville (1979) de Stuart Rosenberg


"J’aimais beaucoup travailler avec Stuart Rosenberg. Pour ce film, j’avais écrit une musique d’horreur, mais j’ai aussi composé une chanson interprétée par un chœur d’enfants à trois voix. C’est beaucoup plus effrayant. J’aime l’idée du contrepoint. Les images peuvent exprimer une chose, la musique une autre et c’est là que ça devient vraiment efficace. J’ai fait la même chose dans Le Toboggan de la mort : pour faire contrepoint au personnage diabolique qui pose des bombes dans un parc, j’ai utilisé une musique de fête foraine, très joyeuse et mécanique. Ca crée un décalage efficace."

L'Inspecteur Harry (1971) de Don Siegel


"Nous avions une vraie complicité, Don Siegel et moi. Deux choses dont je me souviens sur ce film : j’avais décidé d’utiliser des voix de femmes hystériques. Et pour le thème de Scorpio des distorsions de guitares électriques. On était en plein Acid Rock et ca correspondait assez bien à la folie du personnage. Au début, Siegel m’a demandé pourquoi les femmes criaient et je lui ai dit : "ce type est fou ; il entend des voix". Il a aimé (rires). Le film a été réalisé en pleine période de la guerre du Vietnam et il est représentatif de cette époque. Scorpio par exemple : il porte une ceinture avec un symbole pacifiste ! Siegel faisait un film plein de contradictions et j’ai essayé de le faire avec la musique… La contradiction, la folie, c’était l’idée. J’ai fait beaucoup de musique pour Don Siegel et Clint Eastwood. Deux amateurs de jazz. Ma préférée ?? J’en ai deux. Tuez Charley Varrick et Les Proies."

Mission : Impossible (1966-1973) créée par Bruce Geller


"Je dis toujours que si je dois écrire un mot à ma femme, une musique de film serait une lettre très longue et développée et une musique télé serait un télégramme. Pour Mission : Impossible, Bruce Geller m’avait demandé de composer un thème pour le générique. Il m’avait dit : "j’ai besoin d’une musique que les gens reconnaitraient immédiatement ; s’ils sont dans la cuisine et que le show démarre dans le salon, je veux qu’ils l’identifient tout de suite". C’était l’idée. La genèse du thème est amusante. Les producteurs devaient recevoir les images du générique (vous savez, l’allumette, la mèche qui s’allume…) mais à une semaine de la deadline, ils n’avaient toujours rien. Et leur commande a été floue : "il faut une musique très dynamique, qui promet de l’action, de l’aventure et beaucoup de danger". Du coup, je l’ai fait, sans aucun référent visuel et c’est sans doute ce qui explique que ce soit aussi libre, aussi excitant et que ça fonctionne aussi bien – pas seulement avec les images mais également sans."

Bullit (1968) de Peter Yates


"Beaucoup de gens me disent qu’ils adorent la musique de la poursuite. Mais… Il n’y en a pas. Le thème "Shifting gears" précède la course. McQueen regarde dans le rétro, le trafic est lent et la tension s’accroit progressivement. Jusqu’à ce qu’il tourne dans une rue et que… la musique s’arrête. Peter Yates me demandait un thème pour la poursuite, mais je lui ai expliqué que ce n’était pas nécessaire, que des effets sonores seraient plus efficaces. Pas de musique, juste des sons. C’est le principe de la musique concrète : l’organisation des sons peut devenir musical. Peter Yates l’a compris et m’a laissé le faire."

Opération Dragon (1973) de Bruce Lee et Robert Clouse


"Bruce Lee était fan de la musique de Mission Impossible. J’ai découvert que, à Hong-Kong, il s’entraînait sur cette musique-là tous les jours. Le thème principal l’obsédait. Bref, il connaissait mon travail et quand il a fallu trouver un compositeur pour son premier film américain, il a donné mon nom. J’avais travaillé l’ethnomusicologie pendant mes années d’études donc je connaissais un peu la musique extrême-orientale et comme pour Luke, j’ai voulu mélanger les genres, mêler des éléments asiatiques au jazz dans une partition très orchestrale. J’ai adoré travaillé avec Bruce Lee. Je me souviens que pendant un enregistrement, il s’était tourné vers moi m’avait demandé si je faisais du sport. J’avais répondu "un peu de tennis". Et Bruce m’avait alors dit qu’il fallait me mettre aux arts martiaux. Il a été mon professeur et je suis ceinture noire !"