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Avant même l’apparition du titre sur l’écran, on comprend que "Dheepan" va se jouer sur le terrain du fantasme. Quand le personnage éponyme émerge du noir, au milieu de lumières clignotantes et au son du "Cum Dederit" de Vivaldi, plan sublime à la dimension mystique qui coupe déjà le souffle, on sait que Jacques Audiard ne fait pas là son grand film sur l’immigration. "Dheepan" est une fable, douloureuse et puissante, loin de la morale univoque d’une chronique sociale malgré son ancrage dans le réel. Simplement, le réel n’a de réalité qu’à travers le regard des deux protagonistes, Dheepan et Yalini, et se matérialise dans leurs visions, leurs rêves, leurs illusions. Après une courte séquence d’exposition – un charnier, un homme qui finit d’enterrer ses morts, une femme qui cherche à "adopter" une orpheline pour être éligible à l’émigration – dans laquelle Audiard exerce son art de l’économie narrative avec une efficacité redoutable, on sait qu’il ne versera pas dans le misérabilisme. En trois ou quatre scènes, on comprend la guerre et ses ravages, la détresse des personnages qu’on va suivre, ce qu’ils fuient, ce qu’ils espèrent. Arrivés en France, Dheepan, Yalini et Illayaal, la petite fille embarquée au hasard dans cette nouvelle vie, font rapidement les démarches liées à leur statut de réfugiés et sont installés dans une cité qu’on imagine de la grande banlieue parisienne. Jacques Audiard évoquait les "Lettres persanes" pour décrire son projet, et on peut entendre l’écho de Montesquieu dans ce récit qui regarde la France avec les yeux d’étrangers qui la découvrent. Mais l’humour et la clairvoyance des philosophes persans sont ici remplacés par la peur et l’incompréhension des réfugiés tamouls. La misère dans laquelle ils tentent de reconstruire quelque chose, la violence au milieu de laquelle ils doivent vivre finissent par faire ressembler leur terre d’asile à l’enfer qu’ils ont fui. Dans les dealers armés qui contrôlent la cité, ils voient la version occidentalisée des gangs de leur pays. À mesure que le danger prend corps, la nature guerrière de Dheepan se réveille sous son masque placide et explose dans une séquence stupéfiante de violence dont la mise en scène, proche du FPS (first person shooting) des jeux vidéo, rappelle qu’il s’agit moins de montrer le réel que le cauchemar ou peut-être le rêve de vengeance enfin assouvi du personnage principal. Énoncé dès le départ, le rêve de sa compagne d’infortune conditionne, lui, la fin du film, très mal reçue par le public cannois. On peut en effet y voir un bras d’honneur fait à la France, mais on peut aussi le recevoir comme un fantasme de cinéma, le moment où les illusions de Yalini deviennent réalité ; où, dans des banlieues propres et fleuries, les voisins, de toutes origines, se rassemblent le dimanche autour d’un barbecue ; où, surtout, on possède un foyer (en France, en Angleterre, au Sri Lanka, peu importe) au sein duquel on peut enfin trouver la paix.
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Même s’il se laisse aller à quelques facilités surprenantes (quand Dheepan picole au fond d’une cave il est violemment éclairé en rouge, been there, done that), la maîtrise formelle d’Audiard n’est plus à démontrer ; les quinze première minutes, avec le bûcher funéraire et l’apparition du titre, sont de vraies baffes. Aucun autre cinéaste français ne sait mêler le réalisme pur et les visions oniriques (chez les autres l’apparition du dieu à tête d'éléphant Ganesh aurait filé direct chez Nanarland). Il nous plonge dans la vraie vie, dans la guerre, le no man’s land, la zone de conflit dans un espace abandonné où la force fait le droit. Cinéma guérilla, comme celle perdue par les Tigres Tamouls : cinématographiquement Dheepan est fait de coups de main imprévisibles, de frappes irrégulières, de travers, de scènes brutales jetées puis abandonnées, parfois avec justesse parfois moins (pourquoi avoir abandonné le personnage de l’ex-colonel tamoul ?) et c’est ça aussi la guerre. Non pas l'affrontement mais son incertitude.
Au fond l’exploit du film est de ne pas parler d’immigration (qui pourrait amener des débats nauséabonds) mais d’intégration ou plutôt de réintégration. Dheepan raconte le combattant revenu de la guerre qui réalise (ou pas) qu’il a passé humainement un point de non-retour. C’est Les Guerriers de l'enfer, Rambo et compagnie et effectivement, Audiard, qui aime sincèrement les films de genre, se permet donc à partir de ce pitch de traiter le drame du come-back en lui greffant un compte à rebours violent vers le vigilante movie qui explose dans son ultime chapitre. Mais Dheepan raconte aussi la formation d’une famille envers et contre tout, entre le héros et sa fausse compagne, à travers des crises plus ou moins violentes, ce qui curieusement affaiblit le film. Non pas à cause de l’héroïne (Kalieaswari Srinivasan, incroyable) dont le récit de sa relation touchante avec le big boss de la téci (Vincent Rottiers) est aussi fort que celui de Dheepan, mais tout simplement parce qu’il donne au film un épilogue assez peu crédible en forme d’happy end ensoleillé, qui affaiblit forcément l’impact du film.
Toutes les critiques de Dheepan
Les critiques de Première
Les critiques de la Presse
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Une histoire intrigante, atypique qui prend doucement de l’ampleur et finit par être tout bonnement émouvante. Maîtrisé en douceur, ce programme fait un film fort et généreux. Victorieux.
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Brut, rude et brillant, ce film perlé d’émotion, de tension, sans fioritures, réunit des acteurs incroyables.
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Oscillant en finesse entre le mélo, la chronique sociale et le thriller, "Dheepan" est un film à la fois fort et doux, magnétique et beau comme le visage de ces deux comédiens.
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"Dheepan" est à la fois beau et plein de finesse (...) un très, très grand Audiard.
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Certains, à Cannes, lui ont reproché ce mélange des genres et sa soudaineté. Or, ce sont précisément ces deux aspects qui donnent son sens à "Dheepan", l'éloignent du simple film étendard bien-pensant, sage dénonciateur des évidences inhumaines
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On en a pris plein les yeux et les oreilles, les scènes d’action sont superbes. "Dheepan" est un film de guerre urbaine, un film noir, un thriller, enfin du vrai cinoche, mais du cinoche qui puise ses racines dans le terreau d’une réalité dont la complexité ne se réduit pas et à laquelle, au contraire, le film offre de s’épanouir.
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Il est impressionnant dans son rôle de réfugié tamoul tentant de s’établir comme gardien dans une cité de banlieue française tout protégeant sa "famille".
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Malgré la dureté du thème, Jacques Audiard signe un film où la tendresse pointe toujours. A ne pas manquer.
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Autant le dire immédiatement, la réussite de sa direction d’acteurs se révèle totale, car Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan et Claudine Vinasithamby se montrent tout à fait exceptionnels (...)
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Chorégraphiant d’une façon magistrale et puissante, ces gangs qui gangrènent la vie des cités, Audiard remet les pendules à l’heure de cette économie parallèle qui tire à balles réelles. Pas un plan de trop, pas un cadrage approximatif dans ce film maîtrisé de bout en bout.
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Jacques Audiard confirme sa maîtrise inégalée de la mise en scène et explore un nouvel usage de l’image, entre jeux d’ombres et sous-entendus visuels. Plus coup de poing, plus puissant. Son film réveille.
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Film d’auteur, "Dheepan" traduit avec un brio que nul ne dispute à son réalisateur un rapport au monde, aux humains, aux sentiments entièrement soumis aux bénéfices spectaculaires que le maître (d’œuvre) est susceptible d’en tirer. Nul n’est obligé de se sentir en accord avec ça.
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Le septième opus de Jacques Audiard est longtemps surprenant, et indiscutablement pertinent par son sujet.
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par Olivier de Bruyn.
Malgré les réserves mineures que peut susciter ce retour en terrain connu, "Dheepan" impose sa puissance thématique et formelle hors norme.
Seul Audiard est capable d’associer un éléphant sri-lankais, un assaut en banlieue et une love story sans jamais être foutraque ni grotesque.
"Dheepan" repose en grande partie sur la sobriété et la sincérité qui se dégagent du jeu de ces bizuths.
Son récit parvient à trouver l'équilibre fictionnel qui rend sa portée politique percutante et sa mise en images à la fois alerte et envoûtante et révèle in fine le charisme de ses interprètes indiens.
(...) tout cela est assez remarquablement enlevé, empreint de finesse et d’humour. (...) Un épilogue anglais édénique, et pour le coup assez problématique, finit de brouiller les pistes du film
Une fable humaniste, simple et bien plus efficace que tous les discours sur l'accueil des migrants.
Ce drame contemporain permet au cinéaste d’explorer plusieurs chemins, aussi chaotiques les uns que les autres.
De film sociologique, "Dheepan" vire au polar noir. Audiard retrouve ainsi la verve de ses œuvres les plus abouties qui mélangent habilement les genres pour créer un univers unique et cher à l’auteur.
Un film parfait pour tous ceux qui se demandent d’où viennent les hommes qui vendent à la sauvette des gadgets lumineux dans les rues. Et pour tous ceux que la question indiffère mais qui, après l’avoir vu, adoreront faire le lien entre une toupie lumineuse et la guerre civile au Sri Lanka.
(...) un drame passionnant, sur fond de guerre civile sri lankaise et d'immigration difficile sur le sol français.
"Dheepan" n'est aucunement militant, mais fait un constat sur les banlieues pas très reluisant, avec une fin un peu à l'emporte-pièce…
On a bien affaire ici à un geste cinématographique d'une ampleur bien plus vaste que son sujet. Une Palme d'or qui nécessitera un peu de temps pour être appréciée à sa juste valeur.
Chacune de ces étapes est ici le rouage d’une mécanique dramatique puissante, qui force l’intérêt.
Jacques Audiard n’a pas choisi la facilité. Le sujet n’est pas très "grand public" et le film est interprété par des acteurs inconnus. Mais le talent et la sincérité portent "Dheepan" vers le haut (...)
Si "Dheepan" est scénaristiquement très en dessous de ce qu'il a signé auparavant, son film reste tout de même techniquement très au-dessus de la moyenne.
(...) le film d’Audiard ne parvient pas à trouver sa teinte et par là même à émouvoir.
Audiard tire tellement à boulet rouge sur le pays qu’il idéalise le bon-vivre ailleurs. La France n’est plus une terre d’accueil mais Audiard ne sachant pas à qui imputer la faute, il schématise. Alors on se gratte la tête : pour la première fois, on pense qu’il y a un malentendu entre lui et nous.
Le tout est rondement mené, on est émus par le sort des personnages, mais pourtant le film se perd un peu en route, opère un virage maladroit en dernière ligne vers le film d’action, et nous laisse sur une impression de flottement et d’inachevé.
"Dheepan", en dépit de ses authentiques qualités dans un cinéma franco-français sclérosé, n'est pas aussi définitif que ses précédents longs métrages (...)
Ce qui gêne le plus, au fond, c’est cette sensation tenace laissée par un film qui semble davantage utiliser une situation sociale comme le cadre âpre et spectaculaire de son récit, plutôt que pour en percer les vérités intrinsèques.
On contemple les deux premiers tiers flaccides du film sans passion ni dégoût (...) Jusqu’à ce que "Dheepan" chemine vers une flambée d’action violente et un épilogue où l’on s’accable moins de la grossièreté des moyens de la mise en scène qu’au retour d’Audiard à sa sempiternelle dialectique viriliste de la lavette et de la brute...
Racoleur et pataud, le nouveau Jacques Audiard fait peine à voir.
"Dheepan" ne manque pas d'intensité, mais on s'interroge au fur et à mesure sur sa trajectoire. A l'image de son personnage, on dirait qu'il se cherche.
(...) une fable pesante sur la famille. (...) le résultat d’une rumination difficile tant les genres et les manières y sont enchevêtrés.
"Dheepan" tourne à vide, pliant sous des kilos de dialogues soûlants, un humanisme de bon ton et des situations incohérentes.
On ne peut qu’être effaré de constater ces relents à peine voilés d’idéologie, et de voir un film autant à contre-courant de ce qui traverse notre société.