Le Pont des espions sera diffusé dimanche soir sur France 2. Rencontre avec un cinéaste qui est un genre à lui tout seul.
Fin 2015, Première rencontrait Steven Spielberg pour évoquer la création du Pont des espions. Nous partageons à nouveau cet entretien à l'occasion de la diffusion du film, dimanche soir sur W9.
Première : Il y a plusieurs hiatus dans votre carrière, comme après Hook ou Indiana Jones 4, deux de vos films les moins accomplis, suivis d’une « réinvention » radicale trois ans après. Cette fois, c’est différent : plusieurs années ont passé depuis Lincoln, mais Le Pont des espions en est clairement le prolongement.
Steven Spielberg : Oui mais souvenez-vous, il y a aussi eu trois ans après la Liste de Schindler et Il faut sauver le soldat Ryan, les deux films pour lesquels j’ai reçu mes Oscars… Non, il n’y a pas de règle ni de schéma établi. Les raisons de ces « hiatus » sont simples. D’abord, il y a des périodes où aucun projet ne me tient réveillé la nuit, ou suffisamment de nuits d’affilée pour que je finisse par le réaliser juste pour pouvoir dormir un peu… La seconde, c’est mes sept enfants. A chaque fois que je réalise un film, ça me sépare d’eux, ils ne voient plus leur père autant qu’ils le devraient. Donc ces sortes de « pauses » ont souvent été délibérées. Au cours de ces périodes, quand je trouve des projets que je pourrais éventuellement réaliser, je les remets à plus tard, histoire de passer du temps à élever mes enfants. Mais là, c’est reparti, je bosse comme un dingue. Mon dernier né vient de commencer la fac. Le septième. On se retrouve à la maison face à ce que l’on appelle un « nid vide » – je ne sais pas si vous avez une expression équivalente en français.
On dit que les enfants « quittent le nid », oui.
Voilà. Nous, on a cette image très évocatrice du « nid vide ». Un bon moment pour se remettre au boulot… Et heureusement, j’ai eu la chance de trouver deux-trois très bons films à faire. De bons scripts pour m’alimenter et me tenir occupé.
Comme dans Lincoln, on trouve dans Le Pont des espions cette arithmétique typique de votre point de vue sur le monde : un seul homme peut représenter l’humanité – ou incarner toutes les valeurs de l’Amérique.
Oui. C'est l’histoire d’un type qui croyait que tout le monde, même un « ennemi », mérite une égale protection devant la Loi. Il avait un tel respect pour la Constitution et la déclaration des droits de l’homme qu’il a accepté de défendre Rudolf Abel, un espion soviétique. Il aurait pu laisser tomber plusieurs fois et revenir à son job super lucratif d’avocat d’assurance, mais non. Pour le défendre, il est allé jusqu’au bout et plus encore – quelques yards de plus si vous m’excusez cette analogie footballistique. Il l’a fait par principe, et parce qu’il croyait que chacun mérite d’être traité équitablement par la justice. Il a poussé cette attitude tellement loin que la CIA lui a demandé d’intervenir à titre « privé » à Berlin Est – pas en tant que représentant du gouvernement mais en tant qu’individu – et d'essayer de conclure un deal pour échanger le pilote espion Francis Gary Powers, dont l’appareil avait été descendu par les Russes, contre Abel, avec lequel il était devenu ami en dépit de leurs divergences idéologiques.
"J'adore le terme "spielbergien"
On est proche du Soldat Ryan, où il faut retrouver un homme, érigé au rang de symbole ou de Schindler, quand le personnage titre s’effondre parce qu’il aurait dû sauver « plus » de Juifs. C’est très spielbergien, ça. Vous connaissez le terme « spielbergien » ?
Ahah, oui, bien sûr que je le connais ! On l’a tellement utilisé en ma faveur et en ma défaveur au fil des ans, que oui, croyez-moi, j’en saisis très bien la signification.
Ça vous flatte ? Ça vous énerve ?
Oh, j’adore ça, je le prends comme un honneur. Je me souviens d’avoir utilisé en permanence le terme « hitchcockien » quand j’étais plus jeune. Perpétuer la tradition du suffixe « -ien » derrière mon nom me fait très plaisir.
Donovan, joué par Tom Hanks, devient l’incarnation de l’Amérique et de ses idéaux, mais l’Amérique se retourne contre lui.
Oui. Il faut comprendre le contexte, il était dangereux de s’approcher de près ou de loin de quiconque était lié au système soviétique. Donovan représente le meilleur d’entre nous, ce qui n'a pas empêché la plupart d’entre nous de se retourner contre lui et contre sa famille, jusqu’à ce qu’une balle soit tirée dans la fenêtre de sa maison. Bon, dans le film, j’ai mis six balles. Mais c’était une seule.
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Six, c’est mieux qu’une ?
C’est pour ça qu’on dit « inspiré d’une histoire vraie ». Tous les événements sont réels, mais les détails relèvent du cinéma. On les « arrange » pour des considérations de dramaturgie, de tension ou de rythme. Dans la réalité, cette histoire a pris cinq ans. J’ai tout condensé dans un souci d’efficacité.
C’est un film presque intimiste. Mais les exigences du spectacle contemporain imposent quelques séquences « épiques ». D'habitude, vous déterminez plus clairement l’échelle du film. Là, on est un peu dans un entre deux.
Dans mon esprit, c’était un film intimiste, les seules scènes à hautes production values sont celle de l’avion abattu et celle où des types sont tués en essayant de franchir le Mur, des moments qui sont un peu des coups de timbale dans une histoire qui, sinon, me fait plutôt penser à un air de flûte. Je ne sais pas pourquoi, quand je pense à Abel et Donovan, j’entends une flûte… C’est un film joué par des bois légers, avec de temps en temps un gros coup de percussion. Et c’était l’idée dès le début. Complètement voulu.
John Williams malade au moment de la production, c’est un film qui ressemble à du Spielberg mais qui ne sonne pas tout à fait comme du Spielberg…
Forcément. Déjà, il n’y a pas une note de musique pendant les trente cinq premières minutes… Et ça, je crois bien que je ne l’avais jamais fait. J’ai même pensé ne pas mettre de musique du tout, vu qu’il n’y avait pas John, mais bon, ça aurait été exagéré. Heureusement, il va bien maintenant, tout le monde est rassuré.
"J'essaie de créer mes propres genres"
Vos trois derniers films semblent tourner le dos au blockbuster, au fantastique, au public ado… C’est une décision ?
Non, il n’a jamais été planifié que je ferais plusieurs drames historiques les uns derrière les autres (Cheval de guerre, Lincoln et le Pont des espions). C'est surtout une question d’opportunité. Lincoln, j’étais dessus depuis onze ans, et d’un seul coup, le film s’est déclenché parce que Daniel Day Lewis a accepté de le faire. En juin prochain, je sors le Bon gros géant, adapté de Roald Dahl, un super film pour enfants, et je pars juste après tourner Ready Player One, une histoire d’aventure et de poursuite qui se passe dans le futur. Croyez-moi, ces deux films sont à l’opposé des trois derniers et ça non plus, je ne l’ai pas planifié. Le Bon gros géant est arrivé dans ma vie par surprise et Ready Player One, c’est Warner qui m'a envoyé le bouquin de Ernest Cline, dont le regard sur le futur de la technologie m’a passionné. Bref, il n’y aucun processus raisonné. Des fois, les films ont l’air de se succéder de manière logique, ils donnent l’impression que je poursuis quelque chose de très réfléchi, mais je vous promets que ce n’est pas le cas. Je ne finis pas Lincoln en me disant « vite, il me faut un autre drame historique ». Jamais fait ça de ma vie.
On a l’impression que vous vous fichez éperdument des genres.
Et c’est vrai.
Presque tous les cinéastes américains pensent en terme de genres, mais vous, ça n’a jamais été le cas.
J’essaie de créer mes propres genres. Lincoln a sans doute été à l’origine d’une espèce de nouveau genre bio-historique – ça a été un tel carton, que personne n’avait vu venir. Mais d’une manière générale, j’aime que les films soient hors catégorie et que les gens en sortent en disant « c’était une expérience, dont j’ignorais tout avant de voir le film ».
Vous êtes sans doute le seul réalisateur vivant qui ne soit pas influencé par Steven Spielberg !
AHAHAH (il éclate de rire) ! Et c’est vrai en plus, je ne suis pas influencé par moi-même.
Sans rire, vous venez d’enchaîner trois films qui remontent au cinéma d’avant Spielberg, et vous êtes le seul à pouvoir vous le permettre. C'est un peu comme Bob Dylan, la seule rock star qui soit autorisée à faire abstraction de Bob Dylan pour dialoguer avec la musique telle qu’elle était avant qu’il ne la révolutionne dans les années 60.
D’abord merci, c’est un compliment immense, et je prends beaucoup de plaisir à vous entendre dire ça. En plus, je suis un grand fan de Dylan. On est proches en âge, j’ai 68 ans, lui doit avoir un peu plus de 70, mais il a eu une très grande influence sur moi. C’est même lui qui m’a ouvert les yeux sur les Beatles. Sans ma passion pour Dylan, je les aurais loupés. En grandissant, j’étais plus dans le jazz et le classique, un peu largué sur le rock ‘n’ roll. Mais je n’étais pas largué sur Dylan et il a été ma porte d’entrée pour tout le reste. Alors voilà, je ne sais pas trop quoi vous répondre, à part que c’est une observation intéressante. Si, tout de même : quand les gens connaissent votre travail et espèrent un certain type de films de votre part, il n’est jamais simple de s’atteler en toute connaissance de cause à un projet dont on sait qu’il va les décevoir. Ça, tu ne le gagnes qu’après avoir fait un sacré paquet de films. Aujourd’hui, je suis plus tranquille là-dessus. A ce stade, je considère que le public se doute qu’il y a des chances que chacun de mes films soit différent du précédent.
Vous ne vous efforcez donc pas d’être « spielbergien ».
Oh non, plutôt l’inverse. J’essaie de m’éloigner des trucs trop évidents, des choses que j’ai déjà faites, des plans que j’ai déjà pu tourner par le passé, qui ont pris une dimension iconique et qui pourraient détourner votre attention de l’histoire que j’essaie de raconter en vous ramenant à un film d'il y a trente ans… Des fois c’est plus fort que moi, bien sûr – et des fois je n’y peux rien. Il y a quelques jours, un journaliste me dit « j’ai retrouvé des éléments de E.T. dans le Pont des espions ». Je lui dis « Mais où ça, enfin !!?? » Et il me parle d’une scène située à Berlin Est où des types distribuent le courrier en vélo. Et les vélos ont des paniers. Je lui fais : « OK… et donc ? » Eh bien, ça lui avait fait penser à E.T., parce que selon lui, E.T. aurait pu être dans un de ces paniers ! Des fois, c’est trop obscur pour moi, désolé. Et inutile de vous dire que ça ne m’avait pas traversé l’esprit.
Interview Léonard Haddad
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