Park Chan-Wook joue avec les focales pour troubler le spectateur. Et ça marche. Une idée qui est décryptée en détails dans les bonus de ce film noir et romantique, qui vient de sortir en DVD et Blu-ray.
Hae-Joon, détective chevronné, enquête sur la mort suspecte d’un homme survenue au sommet d’une montagne. Bientôt, il commence à soupçonner Sore, la femme du défunt, tout en étant déstabilisé par son attirance pour elle.
Park Chan-Wook n'a pas volé son prix de la mise en scène lors du dernier festival de Cannes pour Decision to Leave, et SND, qui vient de sortir le film en DVD et blu-ray en a parfaitement consience. D'où cette envie de consacrer ses bonus à ce sujet, tout d'abord via une analyse de Philippe Rouyer (journaliste à Positif et au Cercle de Canal +, entre autres) intitulé "Entre terre et mer : Le cinéma de Park Chan-Wook", puis via un making-of de cette oeuvre captivante, qui emprunte autant aux films noirs que romantiques. Ces vidéos s'arrêtent notamment sur une scène qui a bluffé les spectateurs sur la Croisette, et qui continue de faire du bruit depuis : celle de l'interrogatoire de Sore (Tang Wei) par Hae-Joon (Park Hae-il), au cours de laquelle le cinéaste ne cesse de jouer avec les focales pour filmer un échange "impossible". Comment peut-il dans le même temps la montrer floue en premier plan, et faire le focus sur son reflet, tout en filmant l'inverse avec le détective ?
this shot from #decisiontoleave just broke my brain. seo-rae in the foreground is out of focus while her reflection in the two-way mirror is in focus. but hae-jun in the foreground is in focus while his reflection in the mirror is out of focus.
— Pramit (@pramitheus) October 30, 2022
i'm guessing there's no mirror here pic.twitter.com/98cPQEGERs
Rouyer décrypte cette idée géniale, qui permet d'illustrer l'un des concepts au coeur du film : raconter une histoire d'amour qui se joue en deux temps, où les deux protagonistes sont amoureux l'un de l'autres en décalé. Quand il la prend en filature, il parvient à se transposer mentalement à ses côtés, mais quand elle est véritablement dans la même pièce que lui, il se crée irrémédiablement une distance entre eux. Pas seulement à cause de la barrière de la langue (comme elle est d'origine chinoise, elle se trompe parfois de mots, est maladroite dans sa manière de raconter son histoire), mais aussi physiquement. Un concept parfaitement rendu visuellement ici, tout en respectant le mojo que le cinéaste ne cessait de répéter au cours de la conception de ce film : "il fallait raconter cette histoire avec subtilité et grâce."
Grâce au making-of, on comprend mieux comment a été conçu ce jeu de reflets, à l'aide d'une caméra pivotante, d'un bout de miroir et d'un fond bleu. Le fait d'avoir tourné le film en numérique aide évidemment à concevoir ce type de "triche", que le cerveau analyse d'emblée comme "impossible" et qui va ainsi imprimer durablement notre rétine. Rouyer analyse ainsi : "Leur conversation n'est pas fluide, puisque sa réponse à elle va être différée (car elle doit parfois utiliser un logiciel vocal de traduction, ndlr). Ce côté différé, ce côté distance, se retrouve également à l'image. Park Chan-Wook a eu l'idée formidable de jouer sur les focales, en étant tantôt flou, tantôt net, sur les personnages, si bien qu'à l'intérieur d'un même plan, il peut faire le point sur elle ou sur lui alternativement. Plutôt que de faire un champ/contre-champ (on le cadre lui, puis on la cadre elle et on crée un ping-pong entre eux), on garde un plan, et à l'intérieur de ce même plan, on fait flou/net. Un exemple très caractéristique de cela, c'est la scène de l'interrogatoire (...) Comme ils parlent devant une glace sans teint, c'est comme s'ils faisaient du split-screen : un reflet de l'un avec un morceau de l'autre. L'image est morcelée, on joue sur les cadres à l'intérieur du cadre. Les deux sont dans le cadre : au cinéma, quand on fait ça, c'est une manière de les réunir : affectivement, symboliquement... Mais lui, à l'intérieur de cette même image, il les décale, il les sépare. Et au fond, le film raconte ça."
La mise en scène brillante de Park Chan-Wook ne s'arrête évidemment pas là, ses transitions entre deux scènes de Decision to Leave étant notamment particulièrement bien pensées, fluides et marquantes pour le public. Elle aussi ont été pensées dès l'origine du projet, lors de la création de ses concept arts, très détaillés, pour parvenir à ce genre de précision. Ce n'est évidemment pas la première fois que Park Chan-Wook fait ce coup-là : dans Mademoiselle, il construisait déjà sa mise en scène en fonction de son propos, et dans Old Boy, il avait bluffé le public avec sa scène d'action phénoménale en plan séquence, dans un couloir. Une idée devenue si culte qu'elle a inspiré de nombreuses copies depuis.
Voici la bande-annonce de Decision to Leave, à présent disponible en DVD et blu-ray :
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