Comment écrit-on un film avec Steven Spielberg ? Tony Kushner nous raconte la création de The Fabelmans
Abaca

L'auteur évoque plus précisément trois scènes : l'ouverture et la fin du film, ainsi que le plan du miroir, "l'un des plus tristes de toute la carrière de Steven".

"J'ai interviewé Steven pendant des heures, j'aurais de quoi écrire un bouquin !"
A peine a-t-on évoqué sa dernière collaboration avec Steven Spielberg que Tony Kushner déborde d'enthousiasme. A 66 ans, l'auteur américain signe son quatrième scénario pour le cinéaste après Munich (2005), Lincoln (2012) et West Side Story (2022). Et pas n'importe lequel : The Fabelmans s'inspire directement de la propre vie de Spielberg, relatant son enfance jusqu'à ce qu'il devienne réalisateur. L'histoire est cependant racontée sous forme de fiction, ce que le co-créateur du film justifie d'emblée.

Attention aux spoilers : nous publions ses propos à l'occasion de la sortie du film en DVD et blu-ray, le 5 juillet. Il s'agit d'un décryptage précis d'une poignée de séquences, qui s'adresse aux lecteurs ayant vu The Fabelmans.


The Fabelmans : le chef-d'oeuvre de Steven Spielberg [critique]

Ecrire une fiction libératrice

"Quand j'ai commencé à donner une forme à mes notes, ça ressemblait à une nouvelle d'environ 80 pages, faite de ses anecdotes de vie, nous confie-t-il en préambule. J'ai écrit ça durant trois mois puis on l'a retravaillé plusieurs fois ensemble. On savait que cette histoire, on l'écrirait à deux. Et aussi qu'elle ne serait pas de la pure autobiographie, qu'elle aurait une part de fiction. En lui proposant de ne pas faire à proprement parler un travail de biographe, ça l'a libéré, ça lui a permis d'avoir une certaine distance avec l'histoire qu'il voulait raconter. On l'a fait aussi pour que le film soit complètement compréhensible par un spectateur qui ne connaîtrait rien de la vie ou de la carrière de Steven Spielberg."

The Fabelmans
Universal

Une ouverture de conte de fées

La toute première scène de The Fabelmans joue d'emblée avec cette notion de fiction inspirée de la réalité. Le très jeune Sammy, alter ego de Steven Spielberg à l'écran (joué ici par Mateo Zoryan) a peur d'entrer dans la salle du cinéma, tant il se fait déjà des films à propos de ce que représente cette expérience ! Il est motivé par ses parents, Mitzi (Michelle Williams) et Burt (Paul Dano), qui lui promettent, bien que leurs arguments soient très différents, que le cinéma, ça vaut le détour. Lui vivra carrément cette première séance comme un choc.

"Dès qu'on a commencé à parler de ce projet, on savait que la scène du camping serait au cœur du film, détaille Kushner. Steven voulait aussi inclure des souvenirs de sa prime enfance. Je lui ai demandé quel était le premier film qu'il avait vu au cinéma, il m'a répondu The Greatest Show on Earth (de Cecil B. DeMille, sorti en 1952, ndlr). Dans une énorme salle de Philadelphie. J'avoue que je ne m'en souvenais pas bien, je ne l'avais pas revu depuis des années, donc je l'ai cherché, et en le revoyant, j'ai été marqué par le fait que c'était un film assez violent, très bizarre pour un enfant. Il parle d'adultère, il y a cette scène d'accident de train, on y voit des crimes. Ce n'est pas du tout un film de cirque destiné aux enfants de 5 ans !

Je lui ai demandé si ça lui avait fait peur, et en acquiesçant il m'a raconté qu'il avait aussi été fasciné par la scène du train, qu'il avait ensuite reçu ce jouet en cadeau à Hanouka, et qu'il avait commencé à refaire cette séquence chez lui, comme pour dépasser son trauma. Tout petit, déjà, son envie de faire des films passait par le fait de reprendre le contrôle sur ce qui l'avait profondément marqué. Plus il rejouait la scène, plus il se l'appropriait et moins il avait peur.

C'est exactement ce qui se passe avec les livres de jeunesse, les contes de fées, les fables. Et les films pour enfants, d'ailleurs. Vous êtes gamins, vous avez peur, mais vous y retournez et en refaisant en boucle cette expérience, vous apprenez à la contrôler."

Steven Spielberg est nommé à l'Oscar du meilleur scénario pour la première fois de sa carrière !

Le choix des noms

"Un peu plus tard dans le film, le coup de fil de sa maman décédée, c'est quelque chose qui est vraiment arrivé à la maman de Steven, c'est elle qui leur a raconté. Elle l'a vécu comme dans un film horrifique, car elle était très proche de sa mère. Quelques mois après sa mort, en dormant, elle a vu sa maman l'appeler pendant son sommeil pour lui dire : 'Attention, quelqu'un vient. Ne lui ouvre pas !' Et cette personne, c'était son oncle Boris (joué par Judd Hirsch, ndlr).

C'est intéressant de constater que c'est la seule personne du film dont il n'a pas changé le prénom. Le grand oncle de Steven s'appelait véritablement Boris. On a changé son nom de famille, mais pas son prénom, et je crois que ça a du sens.

Vous savez, c'est moi qui ai eu l'idée du nom 'Fabelman'. Au début, j'avais pensé à 'Photoman', ça m'amusait, ça m'évoquait un peu Birdman (le film d'Alejandro Gonzalez Inarritu avec Michael Keaton très "méta" par rapport à la carrière du comédien, ndlr). Puis je me suis souvenu d'une anecdote de Bertolt Brecht, un auteur très important pour moi, qui disait avoir un outil d'écriture qu'il appelait 'fabel'. En allemand, ça évoque la montagne à gravir, et en yiddish, Spielberg désigne l'acteur, le fait de jouer sur une scène. Je trouvais aussi ce parallèle avec la fable intéressant. En revanche, c'est lui qui a prénommé tout le monde : il s'est choisi Sammy, il a nommé ses parents Mitzi et Burt, puis ses sœurs Reggie, Natalie et Lisa. Pour Bernie, le meilleur ami, il a choisi Bennie, c'est rigolo de n'avoir modifié qu'une syllabe, ça sonne pareil.

Il portait ce projet depuis longtemps et en septembre 2020, il était prêt. On a écrit les finitions ensemble en deux mois. Je n'avais jamais travaillé sur un tel projet avant, c'était fou."

The Fabelmans
Universal

Regard caméra : la scène la plus difficile à tourner

Une fois Sammy adolescent (et incarné par Gabriel LaBelle), il vit un nouveau choc en apprenant que ses parents se séparent. La scène arrive assez tard dans le film, mais elle fut centrale dans sa fabrication.

"Avant d'imaginer la scène clé du divorce, on avait pensé à une autre séquence dans ce genre-la, plus tôt dans le film, révèle son co-auteur. Au moment où le père annonce qu'ils vont déménager du New Jersey en Arizona, on voulait montrer que Sammy imagine immédiatement un western. En entendant le mot 'Arizona', il visualise le désert, les cowboys, des combats. C'est un petit garçon anxieux, cette idée de déménagement l'effraie. Alors il a cette référence cinématographique qui surgit. On aurait donc vu, derrière son père, sur tous les écrans de télé que celui-ci est censé réparer, apparaître des scènes de westerns. Des scènes violentes, des gens qui se poursuivent, s'entretuent. Parce qu'il a peur de ce changement de vie.

On a finalement laissé tomber cette idée, mais on cherchait quand même un moyen d'illustrer la pression psychologique qu'il ressent. Après avoir découvert le secret de sa mère, son autre traumatisme d'enfance, c'est le jour où ses parents annoncent leur divorce à ses sœurs et lui. Quand ils font cette annonce, il ressent un choc puissant. On avait pensé à intégrer des cris de femmes tirés de classiques de la science-fiction pour appuyer cela. Puis on a parlé d'une scène culte de La Prisonnière du désert avec John Wayne dans laquelle il hurle : 'Ne me redemande jamais ça ! Quoi que tu fasses, ne m'en reparle pas.' On aimait cette idée de visualiser un trauma, et deux jours avant de filmer, on était d'accord sur le fait que Sammy ne devait pas parler au cours de cette scène. Qu'il était tellement troublé qu'il se renfermait sur lui-même. C'est difficile à illustrer comme idée, on ne savait pas exactement comment montrer son choc.

C'est aussi un moment de sa vie où il a longtemps laissé de côté sa caméra après avoir découvert par son biais que sa mère avait une liaison. Il y a toute cette culpabilité. On a eu l'idée au téléphone, après une journée de tournage. C'est souvent comme ça qu'on fonctionne, on s'appelle si on a une idée, même si elle nous semble horrible, on se fait assez confiance pour la dire à voix haute. Je lui ai demandé : 'Si c'est nul, on en parle plus... Mais que dirais-tu de montrer son reflet en train de filmer la scène ?' Steven a alors eu envie de suivre Sammy en train de filmer sa nouvelle maison, même si on ne voit pas exactement ce qu'il capture. On a finalement tourné ce moment fatidique comme ça, avec ses sœurs qui ont le cœur brisé et lui qui se voit à distance du drame. Le contraste est fort : il est immobile et elles sont déchirantes : les comédiennes sont incroyables dans cette scène. Je trouve que c'est d'ailleurs l'une des plus tristes que Steven ait filmée de toute sa carrière. Elle est incroyable, elle dit tellement de choses. Sur lui, sa famille, son métier, son rapport au cinéma. C'était dur à filmer."

The Fabelmans
Universal

Le modèle John Ford, le talent de David Lynch... et Laura Dern à la rescousse !

La scène de fin a surpris le public par son côté léger, à tel point que la théorie de la ligne d'horizon développée par John Ford est devenu un mème, une blague partagée entre cinéphiles. Kushner nous raconte en détails comment elle a été conçue, avec un artiste qu'on n'attendait pas forcément dans ce genre de rôle : le réalisateur David Lynch (Twin Peaks, Mulholland Drive...). La rencontre a pu se réaliser grâce à Laura Dern, l'une des actrices fétiches de ce dernier, qui est aussi au cœur de la saga Jurassic Park de Steven Spielberg.

"Steven m'a raconté sa rencontre avec John Ford lors du premier jour de tournage de Munich à Malte, se souvient son partenaire d'écriture. On se connaissait à peine ! On préparait une scène nocturne et je lui ai demandé ce qui l'avait décidé à devenir réalisateur. Il m'a détaillé cette anecdote folle, mais en rigolant, c'était un souvenir marrant. Comme la scène, qui est amusante, même si elle dit au fond des choses importantes.

Je sais qu'il a raconté cette histoire à plein de gens, elle était même dans un documentaire. Il faut dire qu'elle est super ! (rires) On a tous les deux eu envie de l'utiliser, et lui voulait finir le film avec. L'échange surréaliste correspond à ce qu'ils se sont vraiment dit. On a un peu galéré au casting, on avait des idées, mais ça ne marchait pas exactement comme on le souhaitait. Je lui ai demandé si ça lui plairait d'avoir un cinéaste pour jouer un autre cinéaste, et mon mari, Mark Harris, a glissé le nom de David Lynch pendant qu'on préparait West Side Story. Il venait de voir une interview de lui et c'est vrai qu'il collait parfaitement. Steven a tenté de le contacter via son agent, n'a pas eu de réponse, alors il a appelé Laura Dern à la rescousse ! Elle lui a téléphoné, il a accepté en disant qu'il ferait le test mais que s'il n'était pas bon, il faudrait le remplacer.

Le jour du tournage est inoubliable pour moi. C'est vraiment unique dans une vie : Steven Spielberg qui filme David Lynch cours d'une scène où Steven Spielberg rencontre John Ford, qui est joué par David Lynch. Wow ! C'était tellement bizarre. J'étais heureux comme un gosse. C'est vraiment l'un des summums de ma carrière de scénariste. Déjà d'avoir pu participer à des films de Steven Spielberg, que je suivais depuis le début de sa carrière... J'adore Rencontres du Troisième Type, et c'est en partie lié au fait qu'il ait engagé François Truffaut pour jouer dans son film. Qu'il refasse ça des années plus tard avec un autre cinéaste, qui est si important dans le cinéma américain... Sans compter qu'en début de carrière, il avait aussi rendu hommage à Alfred Hitchcock. Il clame son amour des réalisateurs à travers ses films.

Lynch est incroyable en plus ! Ce geste qu'il fait avec son cigare pour faire jaillir des flammes n'était pas du tout prévu, c'est lui qui s'est amusé avec, ça a attiré son attention et il a littéralement joué avec ça. En plus ce feu, cette fumée, ça ajoute un petit côté flippant au personnage, et l'on voit qu'il est facilement déconcentré, on ne sait pas comment il va réagir.

C'est vrai que cette scène est drôle. Mais elle a aussi du sens, au fond. Elle montre qu'on peut utiliser l'art pour contrôler sa vie, qu'en devenant un maestro dans son domaine, on apprend à ne plus se laisser dépasser par tout ce qui peut chambouler notre existence. Sauf qu'une fois que vous commencez à comprendre le pouvoir de l'art, vous réalisez aussi qu'il peut vous emmener dans des zones dangereuses, très sombres. Clairement, John Ford était un génie. Pourtant, ce n'était pas un homme très heureux. C'est pour ça qu'il demande à ce jeune garçon pourquoi il tient tant à devenir réalisateur. Quand il lui donne ce conseil par rapport à la ligne d'horizon, il sait que c'est une 'règle' débile, mais en même temps c'est la seule chose qu'il est capable de contrôler. C'est un outil qui lui permet de maîtriser son art et donc sa vie.

C'est d'autant plus beau grâce au passage juste avant où Sammy attend de le rencontrer sans savoir immédiatement avec qui il a rendez-vous. Il le comprend en même temps que le spectateur en voyant les affiches de ses films. Steven avait mis la musique de La Prisonnière du désert sur le tournage ce jour-là et tout le monde était scotché par cette salle avec les posters de tous ces chefs-d'oeuvre. La caméra prend son temps, film après film : La Chevauchée fantastique, Qu'elle était verte ma vallée, Le Mouchard, La Prisonnière du désert, Le Fils du désert, La Charge héroïque, Les Raisins de la colère, L'Homme tranquille, l'Homme qui tua Liberty Valance... on comprend à quel point cet artiste est important aux yeux de Sammy. Et de Steven qui rend hommage à John Ford, qu'il considère sans doute comme le plus grand cinéaste de tous les temps. J'adore cette scène en particulier, j'aime la manière dont elle met en avant son talent, d'une façon si simple, évidente."

Quatre films ensemble... et ensuite ?

The Fabelmans a eu un accueil étonnant cet hiver : malgré ses sept nominations aux Oscars, dont une pour son scénario -qui représente la première mention dans cette catégorie pour Steven Spielberg- le film a fait un flop au box-office américain. Un comble pour un réalisateur qui a si souvent explosé les compteurs ! Lui qui est considéré comme le père des blockbusters depuis le succès fou des Dents de la mer, en 1975, n'a pas attiré les foules avec son œuvre la plus personnelle. En revanche, The Fabelmans a bien fonctionné en VOD, ainsi qu'en France, où il a attiré près d'un millions de curieux dans les salles obscures en février dernier.

Ainsi quand on lui demande s'ils vont prochainement refaire équipe, Tony Kushner prend le temps de remercier le public français pour l'accueil enthousiaste réservé à leur film : "Je suis fier que le public français ait répondu présent pour ce projet en particulier. Je sais que ça a été compliqué aux Etats-Unis, après le virus, de ramener le public dans les salles... Pour répondre à votre question, bien sûr que j'aimerais le retrouver pour écrire la suite sous forme de scénario ou de roman. On évoque parfois cette possibilité avec Steven, même si ça relève de la pure spéculation. Je ne crois pas qu'on le fera. Vous savez, je dois déjà me pincer à chaque fois que je me dis que j'ai travaillé à ses côtés sur quatre films en vingt ans. Je le considère aujourd'hui comme un ami, on a du respect l'un pour l'autre et c'est surtout ça qui compte."

 

Steven Spielberg : "C'est la maison de mon enfance que vous voyez dans E.T."