Luzzu d'Alex Camilleri (2022)
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Avec cet émouvant premier film en forme de thriller social, le réalisateur place Malte sur la carte du cinéma. Entretien.

Luzzu, c’est le nom d’une petite embarcation en bois que les pêcheurs maltais utilisent depuis des générations. Jesmark, la trentaine, part tous les jours sur ce bateau de fortune pour attraper du poisson. Cet homme a aussi une femme et un bébé qui présente des signes inquiétants de croissance. Alors que l’industrialisation du secteur de la pêche rend l’existence de Jesmark de plus en plus précaire, il va devoir faire des choix et remettre en cause un mode de vie séculaire pour entrer de plain-pied dans une réalité violente. Ce premier long-métrage, du cinéaste américain Alex Camilleri, a valu à son interprète principal, Jesmark Scicluna (dans son propre rôle) un Prix d’interprétation au Festival de Sundance. Entretien parisien et masqué avec le cinéaste.   

D’où venez-vous exactement ?

Alex Camilleri : Je suis né aux Etats-Unis.  Mes parents ont quitté l’île de Malte pour s’installer dans le l’état du Minnesota où j’ai donc grandi. Le Minnesota n’est pas à proprement parlé un territoire de cinéma, même si les frères Coen viennent aussi de là ! J’ai rapidement voulu partir. J’ai intégré une Université près de New-York. Toute ma famille vient de Malte et depuis l’enfancej’y vais plusieurs fois par an.  Je suis très attaché à mes racines. Forcément entre la culture américaine et maltaise, il y a un énorme contraste et mon imaginaire a toujours été attiré par cette île lointaine. C’est toujours plus confortable d’observer certaines choses avec la distance de « l’outsider ».

Quelle place occupait le cinéma dans votre enfance ?

Mes parents n’avaient pas d’affinités pour cet art en particulier, cela n’a pas empêché d’être fasciné par les films que je voyais. Très logiquement, enfant, je voyais surtout des dessins animés et mon rêve était de travailler dans l’animation. J’ai aussi eu une période où je voulais devenir écrivain. Un jour, je me suis demandé comment créer une parfaite alchimie où la magie de l’inspiration serait au cœur de tout. A 12 ans, mes parents ont acheté une petit caméra vidéo et je me suis mis à faire des films. Ma passion du cinéma est en partie liée à mes origines.  En effet, Malte a toujours servi de décors pour certaines grandes productions américaines. Quand j’avais le mal du pays ou que j’en avais marre de la neige du Minnesota, j’allais au cinéma. Je me souviens par exemple d’une version du Conte de Monte Cristo avec Guy Pearce et Jim Caviezel (La vengeance de Monte Cristo de Kevin Reynolds, 2002) tournée à Malte.

Comment avez-vous débuté dans le cinéma ?

Par le montage que j’ai étudié au Vassar College de New-York puis j’ai commencé à réaliser des courts métrages à partir de 2010.

Luzzu est un projet que vous portez en vous depuis longtemps ?

Inconsciemment c’est certain. Pour mon premier long métrage, je voulais filmer la réalité maltaise totalement absente des écrans. Il n’existe pas vraiment de cinéastes locaux. En tant que monteur, j’ai fait plusieurs rencontres. Ramin Bahrani (réalisateur américain d’origine iranienne) est ainsi devenu une sorte de mentor. Il a d’ailleurs participé à la production de Luzzu. Ce film a été tourné avec une équipe légère et des acteurs non professionnels. L’idée était de parvenir à faire jaillir l’essence même de cette culture. J’ai toujours été fasciné par les pêcheurs maltais qui perpétuent une vieille tradition sur leurs petits bateaux colorés (le « Luzzu » du titre). Je regardais ça avec les yeux du touriste de passage qui trouve ça « joli ». Il y avait en plus quelque chose de très cinématograhique dans leur manière de faire bouger leurs corps. Bref, j’avais une vision romantique. Quand j’ai commencé à m’y intéresser de près en effectuant un travail presque documentaire, je me suis aperçu que la réalité était bien-sur tout autre qu’un cliché de carte postale.

C’est-à-dire ?

Toutes ces familles de pêcheurs ont conscience qu’elles sont les garantes d’un héritage à préserver. Or cet héritage est fragile. Le monde change, le marché de la pêche s’industrialise et ces bouleversements ne sont plus compatibles avec cette vision du métier. Tous les pêcheurs que j’ai rencontrés ne voulaient pas que leurs fils prennent leur place.

Votre personnage principal, Jesmark est un jeune pêcheur qui tente vaille que vaille de résister à la disparition de son métier.

C’est en cela, un personnage atypique. A l’image, de son physique de mannequin à priori déconnecté de ce monde-là. Quand je l’ai rencontré, ma caméra a été immédiatement aimanté par lui. Il est jeune, totalement dévoué à son métier. Au départ, j’imaginais raconter l’histoire d’un pêcheur beaucoup plus âgé. Une fois que j’ai rencontré Jesmark, ma vision du film a changée. J’ai tout réécrit.  Je me souviens d’une image qui m’avait frappé. Nous nous dirigeons vers sa petite voiture. A l’intérieur, il y avait du matériel de pêche : des crochets, des filets... et au milieu de ce capharnaüm, un siège pour enfant. Quelle est la vie de ce jeune pêcheur en dehors de la mer ? Tout d’un coup, un film s’ouvrait à moi, avec différentes possibilités dramatiques. Au bout du compte, la fonction d’un pêcheur est de nourrir sa famille, de mettre de la nourriture sur la table. Il se trouve que la fille de Jesmark a des problèmes de croissance, se posait alors la question de savoir si le père allait parvenir ou non à subvenir aux besoins de sa famille.

Aviez-vous des influences précises en tête avant de réaliser votre film ?

La grande influence est le courant néo-réaliste italien, incontournable pour qui veut essayer d’attraper quelque chose du réel. Le cinéma de Luchino Visconti ou Roberto Rossellini, est donc très important pour moi. L’autre grand marqueur est le cinéma de Ken Loach et la façon dont il parvient à raconter de grandes épopées humaines à partir d’existences simples voire insignifiantes aux yeux de beaucoup de monde. En cela, Paul Laverty, son scénariste est l’un de mes maîtres. La façon dont Jean-Pierre et Luc Dardenne filment personnages sans les lâcher est également une grande source d’inspiration. Je voulais réussir ici à faire interagir un environnement menacé avec la vie d’un être humain également tourmenté. Luzzu est aussi un thriller social. L’ambition du film s’est développée à mesure que je mettais les pas dans cette histoire.

L’une des prouesses du film est de faire de la petite embarcation, le Luzzu du titre, un personnage à part entière...

Il me faut citer maintenant le nom de Robert Bresson et de son film Au Hasard Balthazar. Il est parvenu à « humaniser » un âne. Ce genre de ce film me donne le courage et la confiance d’aller au bout de mes idées. En voyant le luzzu de Jesmark, avec ses deux yeux dessinés sur sa proue, j’ai vu un être vivant. 

Américain. D’Alex Camilleri. Avec : Jesmark Scicluna, Michela Farrugia, David Scicluna... Durée :  1h34. Sortie le 5 janvier.