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La Porte du Paradis, de Michael Cimino, revient ce soir sur Arte.

En août 2013, Michael Cimino avait donné rendez-vous à Première au Beverly Hills Hotel de Los Angeles, pour évoquer la restauration de son chef-d’œuvre maudit, La Porte du Paradis, qui revient ce soir sur Arte. L’une de ses dernières interviews.

Mort de Michael Cimino

Michael Cimino est un mystère. Depuis son dernier film (Sunchaser, 1996), celui qui fut le plus grand démiurge du cinéma américain des années 70 (à égalité avec Coppola) s’est retiré dans un silence énigmatique qu’il ne brise que pour se remémorer son passé glorieux ou évoquer des projets chimériques (dont une adaptation de La Condition humaine de Malraux). Ce qui fascine le plus, au-delà de son destin de génie contrarié, c’est bien sûr son look, celui d’un mutant sans âge, qui n’a plus rien à voir avec la dégaine d’italo-américain bien dans sa peau qu’il arborait au temps de sa splendeur. On ne sait quasiment rien de lui. Sinon qu’il se lève tôt : en août 2013, c’est à 8h du matin qu’il nous avait donné rendez-vous au Beverly Hills Hotel, l’un de ses QG hollywoodien, pour parler, devant un cappuccino et une assiette d’œufs brouillés, de La Porte du Paradis, le western pharaonique dont l’échec ruina un studio et mit un terme à ses ambitions mégalo. Petit-déjeuner avec le Willy Wonka du Nouvel Hollywood.

L'Année du dragon, le dernier chef d'oeuvre de Cimino

Ces derniers mois, vous avez fait la tournée des festivals pour présenter la version restaurée de La Porte du Paradis. Venise, Lyon, New York… Quel effet ça fait de montrer ce film dans des salles combles ? Vous éprouvez un sentiment de revanche ?
Non, non… C’est comme un conte de fées. Pourquoi est-ce que j’aurais besoin de me venger ?

Le film avait été démoli par les critiques au moment de sa sortie. J’imagine que ça doit faire du bien de le voir aujourd’hui reconnu comme le chef-d’œuvre qu’il a toujours été… C’est amusant. Quand on a montré cette nouvelle version au Festival de New York, Kris Kristofferson était sur scène avec moi. La salle nous a fait une standing ovation, Kris s’est penché à mon oreille et m’a posé la même question que vous : « Alors, trente ans après, ça fait quoi d’entendre enfin des applaudissements ? » Mais en réalité, j’étais surtout content pour lui. D’abord, parce que Kris a été d’une loyauté remarquable vis-à-vis du film. Il l’a toujours défendu, même dans les moments les plus difficiles. Ensuite, parce qu’aucun critique n’avait jamais pensé à louer sa performance. Ils étaient trop occupés à dire du mal de moi ! Un journaliste avait même été jusqu’à écrire : « L’Académie devrait demander à Cimino de rendre les Oscars de Voyage au bout de l’enfer. » Euh… Pardon ? C’était fou. Insensé.

Donc, tout est bien qui finit bien ?
Oui, d’autant plus que cette restauration m’a demandé énormément de travail. J’ai passé neuf mois dessus. Et avant cela, Joann Carelli, ma productrice, et Peter Becker, de chez Criterion (éditeur américain de DVD et blu-ray de prestige, qui a ressorti le film aux Etats-Unis en 2012) avaient consacré dix ans à récupérer les droits et à rechercher le négatif du film. A cause des nombreux soucis financiers de la MGM, le matériel originel s’était retrouvé éparpillé aux quatre coins du pays. Joann et Peter avaient entrepris ces démarches sans m’avertir, c’était leur secret. Au bout de dix ans, ils sont venus me demander de superviser cette restauration. Et j’ai dit non.

Pourquoi ?
Parce que je n’en avais aucune envie ! Mais ils ont insisté, et insisté, et insisté encore, et j’ai fini par céder. La restauration a eu lieu aux studios Sony, à Culver City. Je ne sais pas si vous savez, mais les studios Sony sont les anciens studios de la MGM. Ce qui signifie que j’ai restauré La Porte du Paradis à l’endroit même où j’avais conçu le film. De ma fenêtre, je voyais le Clark Gable Building, le bâtiment où j’avais mes bureaux à l’époque de Voyage au bout de l’enfer, La Porte du Paradis, L’Année du dragon… J’ai passé une bonne partie de ma vie là-bas. C’est à cet endroit précis que, il y a plus de trente ans, je faisais défiler les chevaux qui allaient tirer la calèche d’Isabelle Huppert dans le film. C’était très émouvant. Un sentiment étrange mais merveilleux. Comme revisiter son enfance…

Diriez-vous que, grâce à la technologie digitale, le film est plus beau aujourd’hui qu’il ne l’était en 1980 ?
Totalement. A 100%. Il faut savoir que la MGM, pour préserver ses grands films comme Autant en emporte le vent ou Le Magicien d’Oz, a longtemps eu l’habitude de tirer des négatifs YCM. Ça consiste à tirer un négatif séparé pour chaque couleur – le yellow (jaune), le cyan et le magenta. Ce sont ces négatifs que Joann et Peter ont mis dix ans à localiser. Pour des raisons juridiques trop longues à expliquer, il y en avait un peu partout, à Baltimore, à Philadelphie… Et c’est à partir de ce matériel que nous avons pu tirer un nouveau négatif digital. Quand vous regardez la version restaurée, vous voyez enfin les vraies couleurs et la vraie atmosphère du film. Celles que j’avais en tête à l’origine.

 

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Vous même, vous ne l’aviez jamais vu comme ça ?
Non. Vous avez sans doute remarqué que dans la précédente version, il y avait une espèce de voile rouge sur l’image, comme du brouillard. L’explication, c’est qu’à l’époque, j’avais la tête sous l’eau. Je travaillais au montage du film 24 heures sur 24, la date de sortie approchait à grands pas. Comme je n’avais presque plus de temps devant moi, j’ai laissé le directeur de la photo (Vilmos Zsigmond, chef opérateur de Rencontres du troisième type, Voyage au bout de l’enfer et Délivrance, que Cimino ne nommera jamais au cours de l’entretien) travailler avec les gens du labo. Je ne sais pas comment ils se sont débrouillés, mais ils ont tiré cette copie « voilée ». Donc, quand j’ai enfin vu ce nouveau négatif digital, ça a été un choc. Chaque plan était si beau, les couleurs étaient si intenses ! J’étais bouleversé. Je n’avais jamais vu le film comme ça. Ça a été une révélation.

Voyage au bout de l’enfer racontait une guerre mené par les Américains contre les Viêt-Cong, et il a fait un triomphe. La Porte du Paradis racontait une guerre que les Américains ont livrée contre d’autres Américains, et ça a été un fiasco. Pourtant, vous avez toujours refusé d’expliquer l’échec du film par des raisons politiques…
C’est parce que je ne fais pas du cinéma politique. Je ne fais pas des films à message. Les grands films sont comme les grands romans : ils ne traitent pas d’idées abstraites. Que retient-on de Madame Bovary, de Moby Dick ? Que retient-on de la lecture de Tolstoï, de Flaubert ou de Pouchkine ? Pas des concepts philosophiques, pas des métaphores, mais des personnages, des sentiments. Pardonnez-moi de faire appel à la littérature, mais c’est ça, mon véritable background, ma vraie passion. Je ne m’y connais pas tant que ça en cinéma.

Quelle est alors votre explication à l’échec du film au box-office ?
On ne peut pas dire que le film a échoué au box-office, étant donné qu’il a à peine été distribué… Le public n’a même pas eu l’opportunité de le voir. (Ce qui n’est pas vraiment vrai : sorti à New York en novembre 1980 dans sa version initiale de 3h39, le film est certes retiré de l’affiche au bout d’une semaine. Mais une deuxième version, d’une heure plus courte, est distribuée au printemps 1981 dans 810 salles. Sans beaucoup de succès.) En revanche, il y a eu une très violente cabale contre moi de la part des critiques. Pourquoi ? La seule explication, c’est la jalousie. Mon premier film, Le Canardeur (1974) avait été un hit. Ensuite, il y a eu tous les Oscars de Voyage au bout de l’enfer… Quand on a trop de succès, trop jeune… (il frappe dans la paume de sa main), ils font tout pour vous abattre. Pour vous faire mordre la poussière.

Pour les historiens du cinéma, l’échec de La Porte du Paradis, puis la faillite d’United Artists qui a suivi, symbolise la fin du Nouvel Hollywood, le passage de l’ère des réalisateurs-rois à celle des blockbusters… Qu’est-ce que vous en pensez ?
Je ne crois pas que La Porte du Paradis symbolise la fin de quoi que ce soit. Regardez : la même année, Paramount a sorti Reds (la fresque de Warren Beatty sur la révolution russe de 1917), qui a coûté trois fois plus cher que mon film. Echec absolu au box-office. Pourquoi Reds n’est-il le symbole de rien du tout ? C’est juste que La Porte du Paradis, c’est un beau titre… Un symbole pratique pour les journalistes en manque d’imagination.

Ce qui frappe encore et encore à la vision du film, c’est l’aisance et la majesté absolues avec laquelle vous capturez le paysage américain. Je me suis toujours demandé si ce genre de choses était inné, ou si ça pouvait s’apprendre…
Lorsque je tournais Le Canardeur, comme c’était mon premier film, j’étais très inquiet. Tous les soirs, j’allais voir Eastwood (star et producteur du film) pour lui demander s’il était content du résultat. Au bout de quelques jours, il m’a répondu : « Michael, arrête de te faire du mauvais sang, continue de faire ce que tu fais. Tu as le sens du scope, du paysage. J’ai tourné des films dans des endroits magnifiques et quand je voyais le résultat final, je me disais qu’on aurait mieux fait de rester à Burbank. Avec toi, y a pas de souci. » Clint avait raison : beaucoup de films ne rendent pas justice aux endroits sublimes dans lesquels ils sont tournés. L’essentiel, selon moi, c’est de choisir soi-même les lieux de tournage. De trouver un lieu et de se l’approprier, en fonction de sa spiritualité, de son rapport à la terre… Quand je fais un film, je prends ma voiture, je loue un hélicoptère, et je me mets à la recherche du lieu qui m’inspirera. C’est exactement comme ça que procédait John Ford. Lui était inspiré par Monument Valley. Pourtant, il venait du Maine – difficile d’imaginer deux endroits plus différents. Et avant que Ford n’y tourne des films, il n’y avait aucune représentation de Monument Valley dans la culture populaire, aucune photographie, aucun tableau. Il a pourtant décidé d’en faire son Ouest à lui, son Ouest spirituel. Désormais, c’est un territoire sacré : aucun cinéaste sérieux ne devrait y poser sa caméra. C’est une erreur de vouloir tourner là où Ford tournait. Il faut chercher un lieu qui n’appartiendra qu’à vous.

Un mot sur la fin du film, l’une des plus obsédantes de l’histoire du cinéma. D’où vient l’image de Kris Kristofferson sur son yacht ?
De là (il montre son cœur).

Mais encore ?
Averill (le personnage joué par Kristofferson) revient à Newport, Rhode Island, au sein de la haute société dont il est issu. Il faut se souvenir qu’au début du film, Joseph Cotten, le doyen d’Harvard, explique aux étudiants qu’en tant que représentants de l’élite, ils ont de grandes responsabilités. L’éducation d’une nation. Averill part donc dans l’Ouest, c’est sa mission. Mais il est faible, il se révèle incapable de changer le cours des choses. Il n’a alors pas d’autre choix que de revenir chez lui. C’est la trajectoire logique du personnage, il n’y a rien de métaphorique ou de symbolique là-dedans. Je connais bien les gens de cette classe, j’ai à l’évidence beaucoup d’affection pour eux, et je sais que c’est le destin de beaucoup d’entre eux. Ils partent explorer le monde, veulent accomplir de grandes choses, soulever des montagnes. Mais parfois ils échouent.

Interview Frédéric Foubert

(Cette interview est parue pour la première fois dans le numéro 441 de Première en novembre 2013)