Du Grand Rex à Cannes, de Sam Raimi à Scorsese, de E.T. à T2, Kasso raconte son parcours cinéphage.
1 - Les Dents de la Mer (VHS, fin des années 70)
« J’étais trop petit pour le voir en salles, mais on l’avait enregistré à la télé. Je le découvre en même temps que Duel. Mon père m’explique que les deux films sont construits de la même façon. Il m’ouvre les yeux sur le fait que ça a beau être des films de série B, on peut aussi les regarder comme des allégories de la vie, des films profondément métaphysiques au moins aussi puissants que 2001. Je perçois l’importance de l’écriture avec la caméra, le génie de ce mec qui arrive à te faire croire à des choses que tu ne vois pas – un requin, un chauffeur fou. Du grand art. Ma passion pour Spielberg naît là. »
2 - L’Empire contre-attaque (Grand Rex, Paris, 1980)
« C’était une autre époque, avant Internet. Il y avait très peu de magazines de cinéma, tu ne savais quasiment rien sur les films. Le deuxième Star Wars, c’est le début des spoilers. Je vois le film au Rex le mercredi de la sortie, on fait la queue pendant douze heures, une bagarre éclate dans la file d’attente. Un mec savait des trucs, il connaissait la réplique “Je suis ton père”, il voulait nous raconter. Il rendait tout le monde nerveux. Il s’est fait défoncer ! »
3 – L’étrange créature du lac noir (FR3, 1982)
« J’aimais bien quand les films étaient des rendez-vous. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. J’allais voir les nouveautés à la première séance du mercredi, parce que dès le soir, la copie était rayée, l’expérience n’était déjà plus la même. Dans le genre rendez-vous, Eddy Mitchell avait fait très fort en montrant L’Étrange créature du lac noir en relief à La Dernière Séance. Exceptionnel. Toute la France avait acheté Télé 7 Jours pour avoir sa paire de lunettes rouge et vert. »
4 - E.T. (Paris, 1982)
« Vu en VHS pirate dans un restaurant de tacos à Beaubourg. Deux mois avant sa sortie en France. J’adorais les tacos, j’avais un gros Mexicain pour nounou quand j’étais petit. Et il y avait un restaurant à Beaubourg qui faisait des tacos à trois francs. Je ne sais pas comment il s’y prenait, mais, à l’étage, le mec montrait des screeners de films américains, deux ou trois mois avant qu’ils sortent en France. Et y avait même un programme ! Qui te prévenait que mardi par exemple, t’allais pouvoir voir E.T. Bon, il a fermé boutique au bout de trois mois, hein… »
5 – Evil Dead (Grand Rex, Paris, 1983)
« Les plus belles séances de cinéma de ma vie, c’était au Rex, au Festival du film fantastique. Ça durait dix jours, il y avait 3 000 personnes, la queue commençait à neuf heures du mat’, on voyait trois films d’affilée. Le dernier balcon, c’était pour les fous furieux, les nerds, qui lançaient des bombes à eau, des avions en papier, en essayant de les planter dans l’écran. De la folie pure. Ça partait toujours en sucette. Sam Raimi est venu présenter Evil Dead, il n’avait même pas 25 piges. C’est le seul à qui on n’a pas jeté des tomates. Tout le monde s’en prenait plein la gueule, même les bons. Mais pas Sam Raimi. »
6 – Le Dernier Combat (Paris, 1983)
« Mon père me dit : “Viens voir ce film, il paraît que le réalisateur n’a que 23 ans.” – “Ouais, bof.” – “C’est de la science-fiction.” – “OK, j’arrive.” Énorme claque dans la gueule. Non seulement il y avait de la mise en scène mais le mec était malin. C’était en noir et blanc, muet, tourné dans des chantiers, à la Mer de sable. Il avait trouvé des solutions à tous ses problèmes. Ça aurait pu coûter 1 million, lui le faisait pour 50 000 francs. Il n’avait pas d’argent mais il avait tourné un film. Et c’est devenu Luc Besson. Je suis sorti de là et j’ai écrit trois courts métrages – dont un s’appelait Le Dernier Coup bas, pour te dire à quel point ça m’avait marqué. »
7 - France (UGC Ermitage, Paris, 1985)
« Pendant un mois, dans un cinéma des Champs-Élysées, Douglas Trumbull, le concepteur des effets spéciaux de 2001, fait la démo d’un procédé qu’il a inventé, le Showscan. Du 60 images/seconde, projeté en 70mm. On voyait d’abord un court métrage, puis France, un film financé par Perrier, avec Claude Rich en narrateur. Trumbull avait fait des études sur la persistance rétinienne, le Showscan donnait vraiment l’impression à ton cerveau de voir à travers une fenêtre. Sans lunettes ni rien. C’était hallucinant, on assistait en direct à l’évolution du cinéma. Mais c’est tombé à l’eau, les projections étaient trop compliquées. Peter Jackson a depuis lancé le HFR (High Frame Rate, du 48 images/seconde). Et Trumbull poursuit ses innovations dans des parcs d’attraction. »
8 - Brazil (Paris, 1985)
« Le film qui m’envoie à l’hôpital. Littéralement ! Je suis dans un sale état quand je vais le voir. Je ne dors pas depuis plusieurs jours pour essayer d’échapper au service militaire. La fin, avec le masque, provoque chez moi un pur choc physique… Quinze minutes plus tard, je suis sur ma mobylette, je me rends compte que je ne peux plus bouger mes doigts. Crise de tétanie. Direction l’hôpital, où on me fait respirer du gaz carbonique. Je l’ai dit un jour à Terry Gilliam : “T’as peut-être des fans hardcore mais moi j’ai failli y passer à cause de toi.” »
9 – Retour vers le futur (VHS, 1986)
« On était prêt à tout pour pirater un film. J’avais un pote qui avait un lecteur NTSC chez lui, monté en quadriphonie, branché sur un ampli Sony professionnel. Du coup, on pouvait regarder dans des conditions géniales des films américains avant leur sortie française. Les cassettes US s’achetaient chez Champs Disques, sur les Champs-Élysées. Le seul problème, c’est que ça coutait 1 200 francs. 200 euros, t’imagines ? Heureusement que mon pote volait aussi des cartes bleues… Il a en tapé une juste pour pouvoir mater Retour vers le futur six mois avant tout le monde. »
10 – Wild Style (New York, 1986)
“ Mon premier voyage à New York. Je me balade et je tombe sur cette affiche qui annonce une projection de Wild Style sur la 42ème rue. J’arrive, on doit être trois ou quatre blancs, c’est un festival de films hip- hop, Wild Style est en double programme avec Beat Street. Tous les protagonistes du film (soit les pionniers de la scène rap new-yorkaise) sont dans la salle. Grosse ambiance. Je découvre le même soir la culture hip-hop et le cinéma indépendant. Pas du cinéma indépendant référentiel à la Godard ou Scorsese, mais de l’amateurisme total, en 16mm. Aujourd’hui, ce film serait tourné sur un iPhone.»
11 – Pee Wee’s Big Adventure (Max Linder, Paris, 1987)
« La dernière nuit de l’ancien Max Linder, avant la reprise et la rénovation par l’équipe de l’Escurial. Ils projettent le premier film de Tim Burton. La salle va être détruite, on peut venir avec ses outils et repartir avec un fauteuil si on veut. J’en ramène un sur ma mobylette. Il est toujours là, chez moi, dans mon salon. Le début d’une longue histoire avec cette salle où je montrerai mes premiers films. »
12 – Mean Streets (Rue des Ecoles, Paris, fin des années 80)
« Comme tous les bons élèves, j’avais vu Taxi Driver, mais mon cinéma à moi, c’est plus Mean Streets. Ça se sent dans Métisse, je crois. La liberté absolue. Les personnages parlent et on s’en fout de les entendre ou pas. Je vois le film rue des Ecoles, où on rattrape les classiques. Là, contrairement aux cinémas des Champs-Elysées, tu peux pas passer par la porte de derrière si t’es fauché. Il faut juste le dire à l’ouvreuse. Si t’es un bon client, elle te laissera entrer. »
13 – Lawrence d’Arabie (Kinopanorama, Paris, 1989)
« Lawrence d’Arabie au Kinopanorama : projection 70mm, écran de 24 mètres de base, son Surround. Sublime. Là aussi, il fallait y être dès le premier soir, avant que la pellicule soit rayée. Le Kinopanorama, mec ! Aujourd’hui, les salles se ressemblent toutes, les gens ne font plus d’effort, je n’aime plus aller au cinéma. Je regarde les films chez moi. »
14 – Fierrot le Pou (Max Linder, Paris, 1990)
« Projection de mon premier court métrage, devant ma famille et des copains. Une heure avant qu’ils arrivent, je découvre que mon film en 16mm a l’air d’un timbre-poste sur l’écran géant du Max Linder. Je comprends trop tard que j’aurais dû réserver une salle plus petite. Je fonce voir le projectionniste : “Tu peux faire un truc pour moi ? Mettre le jingle THX avant mon film ?” Il balance le logo plein écran, le son à fond, BROAAAAM ! Et juste après, il switche sur mon timbre-poste. Ça a fait la blague… »
15 – Terminator 2 (Londres, 1991)
« On est en plein mois d’août, Terminator 2 est déjà à l’affiche à Londres, il ne sortira qu’en octobre en France. Impossible d’attendre. Avec un pote, on part en moto, en T-shirt, avec juste de quoi payer l’essence. On voit le film deux fois d’affilée, mais on ne peut pas rester pour une troisième séance, le dernier ferry part à minuit. On revient à Paris à 5 heures du matin, complètement trempés, on a roulé dans le brouillard toute la nuit. On se marre en réalisant tout ce qu’on est prêt à faire pour voir un film. Une vraie aventure humaine. »
16 – Hook (Forum Orient Express, Paris, 1992)
« Je le vois deux jours après mon anniversaire, au Forum Orient Express des Halles, écran panoramique, première salle THX de Paris, au premier rang. La tête de Dustin Hoffman fait 5 mètres de haut. Ce n’est pas un très bon film mais c’est quand même un cadeau. J’ai toujours rêvé qu’un film de Spielberg sorte pile le jour de mon anniversaire. Mais est-ce que ça compte quand même si c’est la date de sortie française ? Ou est-ce qu’il vaut mieux que ce soit la date de sortie américaine ? Dans ce cas, il faudrait que j’aille le voir aux États-Unis… Ouais, ouais, je suis dans ce délire-là. »
17 – Reservoir Dogs (Paris, 1992)
« Une projo très importante. J’ai détesté. Déjà parce je connaissais le film original (City on Fire, de Ringo Lam) et que je voyais que c’était du vol pur et simple. Et puis la scène de l’arrachage de l’oreille… Du sadisme. Je me suis dit : “OK, c’est la fin du cinéma. Ce réalisateur est surdoué mais il a pas de cerveau.” Tarantino voulait institutionnaliser le gore, le rendre agréable à voir. Je préfère Gaspar Noé, qui ne prend pas de plaisir à faire du mal aux gens. C’est le début d’une réflexion éthique sur la violence qui va me mener à Assassin(s). »
18 – La Haine (Max Linder, Paris, 1995)
« La première projection de La Haine, pour l’équipe du film. Encore plus fort que Cannes, encore plus fort que les projections de presse au Club de l’Étoile – où j’ai voulu empêcher d’entrer le critique des Cahiers du Cinéma. J’avais dit : “Vous pouvez emmener des potes”, du coup on se retrouve assailli. 1 000 personnes en train de faire la queue devant le Max Linder. J’ai dû faire sortir ceux qui étaient rentrés mais n’avaient pas bossé sur le film. “Toi, je t’ai jamais vu, tu dégages !” C’est là que j’ai compris que le buzz avait commencé. »
19 – Soy Cuba (Laserdisc, 1996)
« Un film de Kalatozov qui avait été complètement oublié, perdu pendant des années, puis finalement sorti de l’oubli dans les années 90 grâce à Scorsese et Coppola. Je le découvre en Laserdisc, un support génial mais qui coûtait une fortune. Une claque. Je comprends devant Soy Cuba que les réalisateurs que je vénère n’avaient en fait rien inventé, qu’ils ont volé leurs meilleures idées à leurs aînés. C’est ça, en fait, notre job de réalisateur : réinventer le langage à partir du travail des autres. »
20 – Assassin(s) (Cannes, 1997)
« Un bras d’honneur. Aux côtés de Michel Serrault, un acteur inattaquable, je montre à Cannes un film sur les médias, sauvage, gore, ultra hardcore, beaucoup trop violent pour le Festival et les vieux critiques. Les applaudissements sont timides, on entend quelques huées. Les insultes ne vont pas tarder. Le lendemain, Le Figaro titre : “Le plus mauvais film de l’histoire du cinéma.” Je me suis dit : “Wow, tu viens de faire un coup, là.” Je m’étais fait descendre mais j’étais fier : j’avais été au bout de ma démarche. »
Recueilli par Frédéric Foubert. Article initialement publié dans Première n°474, novembre-décembre 2016.
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