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James, on vous connaît mieux pour vos docs que pour vos fictions. Vous faites une différence entre les deux ? Le réalisateur de Shadow Dancer est-il le même que celui du Funambule ou du Projet Nim ? Oui, parce que dans les deux cas, l’ambition initiale est la même : trouver une bonne histoire à raconter. Ensuite, bien sûr, les moyens divergent. Sur une fiction, l’étape cruciale est le tournage, le travail avec les acteurs. Sur un documentaire, le plus important se joue lors du montage. C’est un moment décisif, parfois redoutable. La forme et la structure de mes docs naissent véritablement à ce moment-là. Donc, pour résumer ce clivage documentaire/fiction, je dirais que c’est exactement la même chose, mais en très différent (Rires.)Le Funambule (récit de la « traversée » de Philippe Petit entre les Twin Towers, en 1974) et Le Projet Nim (histoire d’un singe initié au langage humain) possédaient tous les deux une part « fictionnelle » très forte. Ils étaient ancrés dans des genres de cinéma très codés… C’est vrai. Le Funambule était raconté comme un film de casse. Le Projet Nim était à sa façon un biopic. Le genre, et les codes qui l’accompagnent, permettent de donner une structure aux documentaires, une épine dorsale à l’histoire que tu racontes. Mais je n’applique pas cela de façon mécanique, je ne cherche jamais à imposer quoi que ce soit. C’est le sujet qui détermine très naturellement la forme que va prendre le film. Si Le Funambule ressemble à un film de casse, c’est parce que Philippe Petit racontait lui-même son exploit comme on raconte un braquage.Shadow Dancer poursuit ce dialogue présent tout au long de votre filmo. Le matériau est ancré dans la réalité, quasi-documentaire, mais c’est un film de genre, un vrai… Totalement. Shadow Dancer est un thriller, un film d’espionnage, avec toutes les conventions qui vont avec. La source est en effet documentaire, puisque le script a été écrit par un ancien journaliste qui a couvert le conflit en Irlande du Nord dans les années 90. Mais je ne voulais pas faire un film sur l’IRA ou même sur la politique. Ce qui m’intéressait, c’était la dimension universelle de cette histoire : une femme obligée de trahir sa famille pour protéger son fils. C’est une très bonne base dramaturgique pour un thriller.J’ai le sentiment que le sujet de tous vos films, c’est l’utopie, et la façon dont elle entre en collision avec la réalité. La bande de Philippe Petit se séparant après son exploit, les expérimentations scientifiques sur Nim qui tournent mal, le rêve d’indépendance politique des personnages de Shadow Dancer Pas bête. Même si on pourrait objecter que quand l’histoire de Shadow Dancer commence, le rêve est déjà fini… Les personnages sont épuisés et leur seule ambition, c’est de survivre. C’est raccord avec ce qu’était la situation politique de l’Irlande du Nord dans les années 90 : à ce moment-là du conflit, les gens étaient arrivés à un point de saturation, de fatigue extrême. D’une certaine façon, c’est la fatigue qui a permis le processus de paix. Le thème du film, c’est donc la survie. Quelque chose de plus basique que la politique, de plus primitif.Il y a toute une tradition de films consacrés à l’IRA, des films signés John Ford, Neil Jordan, Jim Sheridan, Steve McQueen… Vous aviez conscience de vous inscrire dans cette histoire-là ? Vu le sujet de Shadow Dancer, j’y appartiens de fait. Mais tous les films que vous citez sont très différents les uns des autres, non ? Je n’ai rien revu pour l’occasion, parce que j’avais envie que mon point de vue soit le plus singulier possible. Ceci dit, j’adore Elephant, d’Alan Clarke, un film extraordinaire sur la dimension nihiliste qui était au cœur de ce conflit. Passionnant, brutal, impitoyable : ça a eu une grosse influence sur moi. J’aime aussi beaucoup Bloody Sunday, de Paul Greengrass. Un ancien documentariste, lui aussi…On pense beaucoup à Hitchcock devant Shadow Dancer. La relation entre l’agent britannique (Clive Owen) et l’activiste de l’IRA (Andrea Riseborough) évoque celle de Cary Grant et Ingrid Bergman dans Les Enchaînés Les Enchaînés, bien sûr, il y a un lien thématique très fort. Et L’Ombre d’un doute également, pour cette idée d’un espace domestique lentement grignoté par la peur. J’avais souvent Hitchcock en tête durant le tournage. Je voulais que l’histoire soit constamment racontée du point de vue du personnage principal, Colette. On voit le monde à travers ses yeux à elle, et son anxiété contamine progressivement tout le film, et le spectateur avec.Hitchcock est présent dès le début du film, via une longue séquence où l’on suit Colette, qui doit poser une bombe dans le métro londonien. La bombe va-t-elle exploser ou pas ? C’est la question hitchcockienne par excellence… C’est marrant, parce qu’en tournant cette scène-ci, c’est surtout à Robert Bresson que je pensais. Je sais, je sais… Mon cinéma est à des années-lumière de Bresson ! (Rire.) A la base, il faut savoir que cette séquence était beaucoup plus ambitieuse : il y avait des poursuites en bagnole, c’était très Jason Bourne dans l’esprit. Mais on n’avait pas tant d’argent que ça… J’ai donc pensé à la séquence du métro de Pickpocket. Il ne s’y passe quasiment rien et pourtant le suspense est à couper au couteau. Un bel exemple de suspense « low-key. »Le projet de raconter en fiction l’exploit de Philippe Petit est toujours dans les tuyaux à Hollywood. Robert Zemeckis en parle d’ailleurs ce mois-ci dans Première. Vous suivez ça de près ? Non, de loin ! C’est pas vraiment mes affaires, vous savez. Ils veulent en faire quelque chose de très spectaculaire. J’en ai livré ma version à moi, et il me semble qu’elle était assez efficace. S’ils veulent dépenser des millions de dollars pour la raconter à nouveau, libre à eux ! (Rires.)Bon… Vous irez quand même le voir ? Oh oui, bien sûr, de la même façon que j’ai été voir La Planète des Singes : Les origines pendant que je bossais sur Le Projet Nim… Je sais que Philippe Petit y croit beaucoup, je serai très content pour lui si ça finit par se faire. C’est juste que ce film, je l’ai déjà fait. À ma manière. Un peu plus humble…   Interview Frédéric Foubert