Confrontés à un énième coup de théâtre professionnel, les personnages de Mad Men réagissent de façon plus fataliste qu'à l'accoutumée et laissent le poids des années s’inviter au cœur de leurs existences. Premier chef d’œuvre de cette dernière demi-saison, Time & Life fait place à une tendresse à double tranchant et indique, trois semaines avant la conclusion de la série, que Matthew Weiner n’a pas perdu la main. Critique (avec spoilers) de l’épisode 11 de la saison 7.
Joan qui se blottit contre l’épaule de Roger après un funeste coup de téléphone, Pete qui sourit admirativement à Joan à l'arrière d'un taxi, Roger qui dépose un affectueux baiser sur la joue de Don… ces gestes de réconfort et de tendresse entre les personnages de Mad Men semblaient encore inconcevables il y a quelques semaines mais viennent régulièrement habiter Time & Life, pièce centrale de la dernière salve de sept épisodes. En proie à un nouveau coup du sort professionnel, les associés de Sterling Cooper & Partners laissent en effet quelque peu leur combativité au vestiaire et mesurent plutôt durant 45 minutes le poids des rapports humains qu'ils ont tissés au fil de leurs nombreuses années de travail en commun.Car tout dans ce 11ème épisode de la saison 7 prend des allures d'ultime tour de piste. Menacés d’absorption (McCann-Erickson décidant de rapatrier l’agence SC&P dans son propre immeuble), Don, Roger, Joan et Pete - accompagnés de Ted Chaough - tentent une énième fois dans la série d'élaborer une stratégie de contre-attaque express (on songe forcément au coup de génie de la fin de saison 3 qui les fit vider en un week-end les locaux de l’agence pour échapper au joug anglais). Mais la gravité des mines et la fatigue des traits signalent déjà un début de résignation es protagonistes - dont la vie privée requiert visiblement plus de temps et d'énergie qu'auparavant. Après la proposition de Don de conserver la branche californienne de SC&P, le déroulement du plan connaît ainsi quelques accrocs et la réunion collective chez McCann-Erickson débouche sur un moment crucial dans l’histoire de Mad Men.Venus avec l'espoir d'imposer leurs vues, les associés de SC&P vont en effet rapidement rentrer dans le rang suite au discours paternaliste de Jim Hobart (le président de McCann), qui leur assure qu’ils bénéficieront tous d’un poste envié au sein de la société et qu'il leur faut maintenant « cesser de lutter ». A coups de plans successifs sur chacun des associés, le montage rend compte des mécanismes qui mènent en un clin d'oeil à la fin de l’indépendance et font passer l’appât du gain avant toute autre considération (il faut voir comment l'attention de Don Draper se ranime quand Jim Hobart chuchote à ses oreilles la perspective du compte Coca-Cola). Entre acceptation impuissante du destin – Pete fera remarquer que c’est la première fois que les évènements s'imposent à lui de manière si inéluctable - et vague satisfaction d'être flattés, Don, Roger, Joan, Pete et Ted ne peuvent donc refuser la proposition de Jim Hobart et vont honorer autour d'une bière cette nouvelle étape de leur vie professionnelle, dans une séquence de bar où le groupe se disloque doucement au fur et à mesure que chacun part vaquer à ses occupations intimes.
Persistance du passé et ringardisation express
Poussés à abandonner les deux étages du prestigieux immeuble Time-Life, les personnages peuvent désormais contempler ce qu’ils ont laissé derrière eux au fil des sept saisons de la série. La mélancolie permanente de Don Draper semble ainsi se transmettre à l’ensemble des esprits, même si elle prend différentes formes. Pete Campbell se voit par exemple envahi d’une soudaine magnanimité à l’égard de Peggy en l’informant de l'absorption prochaine de la société et en lui offrant l’occasion de chercher un emploi ailleurs. Ce rare moment d’échange entre les deux personnages reprend sur un tempo différent le déchirant thème musical de l’épisode 4.04 The Rejected, qui mettait en scène les non-dits du duo. Liés secrètement par l’enfant qu’ils ont eus mais dont il n’a plus été question depuis quatre saisons, Pete et Peggy paraissent vivre là leur ultime séquence commune de la série, à la manière d’un dernier acte de pièce de théâtre qui enregistrerait mécaniquement les entrées et sorties des protagonistes.Si la persistance du passé prend dans l’épisode un tour comique (à travers le retour ubuesque d’une rivalité entre deux familles datant de plusieurs siècles qui vaut à Pete d’être insulté par le directeur d’une école qui a délibérément refusé d’accueillir la dernière descendante du clan Campbell) ou plus nostalgique (un toast est porté à Bert Cooper, décédé l’année précédente), elle accouche surtout d’une des conversations les plus poignantes ayant jamais mis en scène Peggy. Evoquant avec son collègue Stan Rizzo la complexité du rôle de mère suite à une journée de casting avec des enfants, elle avoue la mort dans l'âme qu’elle a eu un bébé mais que celui-ci se trouve désormais loin d’elle. A l’écart des autres personnages de l’épisode - puisqu'elle n'est pas actionnaire de SC&P - et prenant conscience de sa faible marge de manœuvre professionnelle (un consultant lui a assuré qu’elle ne pourrait pas bâtir sa carrière en s’extrayant d’un grand groupe comme McCann), Peggy peut enfin reconnaître au grand jour qu’elle a sacrifié son rôle de mère pour sa carrière mais que son enfant continue à occuper ses pensées. Lucide sur la condition injuste des femmes dans un univers patriarcal, la jeune publicitaire s'affirme définitivement comme une figure revendiquant sa liberté et son émancipation.En épurant au maximum les discussions et en confrontant ses personnages à des décisions en apparence implacables, Time & Life se rapproche de la tragédie grecque, mais une tragédie qui se teinterait d’une certaine dose de légèreté et d’ironie. Face aux routes qui se dessinent enfin avec clarté (Roger annonce ainsi à Don qu’il entretient une liaison avec la mère de Megan avant d'obtenir l’approbation amusée de son ami), la lente résignation qui habite les associés se perçoit aussi à une échelle plus vaste comme un égoïsme aveugle. C’est le sens de la séquence finale qui montre les dirigeants de SC&P annoncer aux employés l’absorption par McCann-Erickson. Un brouhaha incontrôlable se fait alors entendre et les auditeurs (dont les secrétaires qui ont auparavant exprimé leurs angoisses en privé) quittent instinctivement la pièce sans écouter Roger ni Don. Le respect de la hiérarchie s’est perdu, la confiance s’est brisée et la brutale ringardisation des dirigeants de SC&P se dévoile en une simple plan qui révèle que des mouvements collectifs continuent d’échapper à l'emprise de Don Draper et de ses associés (la chanson du générique, Money Burns A Hole In My Pocket de Dean Martin, certifiant de son côté que l'argent reste un facteur de division majeur en cette année 1970). Si le publicitaire ne constitue donc plus le centre de la terre à la fin de Time & Life, reste à savoir quel équilibre Matthew Weiner établira entre le héros de Mad Men et le reste du monde au cours des trois derniers épisodes.
Damien Leblanc
En France, la saison 7 de Mad Men est diffusée sur Canal +.
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