En septembre 2020, Première passait un coup de fil à Yahya Abdul-Mateen II, alors en plein tournage du très secret Matrix Resurrections. Portrait d’un acteur en « mission », qui sera ce mois-ci à l’affiche de Candyman.
Son premier fait d’armes à Hollywood aura été de garder son nom complet. On lui a pourtant vigoureusement conseillé de le raccourcir : Yahya Mateen ? Yahya tout court, façon artiste contemporain ? Plus simple, moins « connoté ». Refus catégorique de l’intéressé. Ce sera Yahya Abdul-Mateen II ou rien. Dès ses débuts à l’écran en 2016, dans la série The Get Down de Baz Luhrmann, ce grand gaillard – 1,91 m – de 34 ans, au physique athlétique, fait donc un choix politique, affirmant ses origines au sein d’un système peu friand d’aspérités. Cela ne l’arrêtera pas : suivront quelques petits rôles secondaires (notamment dans Baywatch et The Greatest Showman), avant une explosion fascinante sur deux petites années (Aquaman, Us, la série Watchmen, Candyman, et bientôt The Trial of the Chicago 7 d’Aaron Sorkin). « J’ai une mission », nous répétera-t-il plusieurs fois durant notre entretien téléphonique, entre la France et Berlin, où il tourne actuellement Matrix 4 (« Je ne vous dirai rien là-dessus, à part qu’il faudrait être fou pour refuser un film Matrix, et qu’en plus ils ont fait en sorte que ce soit très attractif pour moi. »).
Pas question de se contenter d’un message sur Twitter pour dire toute sa peine quand un nouveau Noir se fait abattre par un policier blanc. Son combat contre le racisme, il estime le mener à travers le cinéma. « J’ai la chance d’avoir une voix qui commence à porter un peu, et je suis bien conscient que c’est une opportunité énorme. J’estime avoir la responsabilité de profiter de ma position privilégiée pour m’éduquer, et au passage éduquer ceux qui veulent bien me suivre. Pour arriver à rallier les gens et faire changer les mentalités – parce qu’au fond c’est ça mon objectif, ma mission – je me dois d’être audacieux dans le choix de mes rôles. Et avec un peu de chance, trouver ceux qui détricotent les idées reçues, analyse-t-il. Chaque interview que je fais, chaque film que je choisis de tourner est un pas de plus vers mon but. Parfois je me plante, je le reconnais. Mais ce sont toujours des risques calculés. Je veux rester aligné avec ma vision du monde. C’est une chose à laquelle je pense et sur laquelle je travaille depuis longtemps maintenant. Ma filmographie n’est pas quelque chose qui me tombe dessus : je suis très stratège quand il s’agit de ma carrière. »
Jeu politique
Né à La Nouvelle-Orléans d’un père musulman et d’une mère chrétienne, Abdul-Mateen II est un type pris en étau. Entre deux religions ; entre sa carrière d’acteur tardive et sa première vie d’architecte à San Francisco ; entre sa philosophie et la machine hollywoodienne. Pas étonnant de le retrouver à l’affiche du reboot/suite de Candyman, film de trouille social et schizophrène, qui traite autant de la lutte des classes et de la gentrification des quartiers pauvres que d’un racisme systémique ancestral. Il y incarne un peintre friqué, qui emménage dans un immeuble luxueux construit sur les cendres d’une cité insalubre. « En ce moment, c’est très compliqué de sortir un film qui ne soit pas politique, non ? », s’interroge celui qui tient ici son premier rôle principal.
« Impossible de faire des contenus qui ne seront pas auscultés sur le terrain de la présence ou de l’absence de corps noirs. Après, tout se joue dans la façon dont vous partagez votre point de vue là-dessus. C’est ce qui va régir la façon dont le film sera vu et analysé. Il y a un angle social très fort dans Candyman, mais c’est aussi un vrai film d’horreur, qui n’a pas honte de l’être. Un truc multifacettes. C’est pour ça que j’aime tant Jordan Peele [le producteur de Candyman, rencontré lors d’une audition pour Get Out], il a compris que le public veut être diverti, mais que ça n’empêche pas de lui envoyer un message fort. »
La méthode éprouvée du cheval de Troie, Yahya Abdul-Mateen II en avait déjà fait la démonstration magistrale dans Watchmen, sous la direction de Damon Lindelof. La série, presciente à plus d’un titre, se maquillait en comic book movie pour mieux montrer une Amérique gangrenée par le racisme et piégée par son passé, à deux doigts de la guerre civile. Pour rentrer dans la peau du Docteur Manhattan, dieu musculeux à la peau bleue et déconnecté du réel, il a dû laisser tomber tous les artifices. À poil, littéralement. « (Rires.) Je crois que ça a été une série importante, qui a nourri et peut-être même fait avancer la discussion sur l’état de mon pays. Sur un plan plus personnel, c’était une bénédiction qu’on m’oblige à racler le fond de ma boîte à outils d’acteur. J’ai pu faire joujou avec des choses assez inédites. Aller vers une interprétation plus physique, parfois même proche de l’immobilité, et me servir de ma voix comme je ne l’ai jamais fait auparavant. » Un jeu épuré qui lui vaut son premier Emmy Award et une popularité grandissante, dont l’acteur rejette formellement l’idée qu’elle pourrait le transformer en marionnette : « Je commence à comprendre comment fonctionne cette industrie. Il faut faire de la résistance. Ça va vous sembler un peu bateau, mais il y a cette phrase que je me répète comme un mantra : “Connais-toi toi-même”. Le matin, je dois pouvoir me regarder dans le miroir et être toujours raccord avec mes objectifs. Comprendre mes vrais désirs, ce qui fait que je suis moi. Pour que les autres ne finissent pas par me transformer en produit. Du moins, que je ne sois pas qu’un produit... C’est compliqué, tout est question d’équilibre. Ce qui m’aide au quotidien à ne pas me faire dévorer, c’est un code moral très ferme et des amitiés fortes en dehors de l’industrie. C’est si facile de perdre pied à Hollywood... »
Humanité augmentée
On passe un coup de fil à Nia DaCosta, qui s’enthousiasme quand on prononce son nom. La cinéaste, qui l’a dirigé dans Candyman et réalisera prochainement Captain Marvel 2, confirme l’image qu’on se fait de lui : « sympa », « généreux », « ouvert » et « super malin ». « Bon, je vais quand même être honnête : au départ, c’est Jordan Peele qui m’a dit de jeter un œil à ce mec dont je n’avais jamais entendu parler. Je n’étais pas vraiment convaincue, mais j’ai vu Us, et je me suis sentie immédiatement proche de son personnage, alors même qu’il n’était à l’écran que quelques minutes. C’était troublant. J’ai compris après que Yahya a une sorte d’humanité augmentée, un truc qui sonne “vrai” indéfinissable, et qu’il apporte un peu malgré lui à chacun de ses personnages. »
« Elle vous a dit ça ? », s’étonne-il en réprimant un petit rire. « Je ne sais pas. Sûrement que le fait d’avoir été éduqué entre deux religions m’a permis d’avoir un point de vue plus global que d’autres enfants. C’est un truc qui me reste, cette introduction à la spiritualité. Et puis, vous savez, comme je n’ai voulu être acteur que très tard, je crois que je n’ai jamais théorisé ce métier. C’est peut-être de ça qu’elle parle. Petit, je regardais ce que ma mère mettait à la télé, comme Hook avec Robin Williams, Chitty Chitty Bang Bang ou Mary Poppins. J’aimais beaucoup Denzel Washington durant mon adolescence, mais je n’avais pas de héros. Faire ce métier me semblait impossible. » Ce n’est qu’en 2011 qu’il décide de prendre en douce des cours de théâtre une fois par semaine. « Je quittais le boulot discrètement, personne ne savait. C’était une échappatoire. J’ai fini par être licencié, et c’est là que j’ai pris l’acting vraiment au sérieux. J’ai tenté ma chance. » Il finira par obtenir un Master of Fine Arts à l’université Yale (rien que ça) et sera rapidement repéré.
L’avenir, Yahya Abdul-Mateen II n’a aucune idée de quoi il sera fait. Il commence tout juste à découvrir ses capacités d’entertainer et ne voudrait surtout pas se fermer la moindre porte : « J’ai très envie que les gens comprennent qu’il y a un dénominateur commun dans ma filmographie, et en même temps, je ne veux pas être limité dans mes choix par la responsabilité de raconter à chaque fois des histoires sur l’oppression des Noirs. D’ailleurs, je ne crois pas que tous les acteurs noirs doivent porter sur leurs épaules la responsabilité d’évoquer ces sujets. Chacun fait ce qu’il peut. En ce moment, les scénaristes sont inspirés par l’histoire et le futur des États-Unis, et plus globalement l’expérience d’être noir dans ce pays. Tant mieux, j’ai eu la chance d’y contribuer et j’en suis extrêmement fier. Mais ça ne m’empêche pas d’être attiré par des tas d’histoires qui n’ont rien à voir avec l’oppression des Afro-Américains. Pas question de me vendre, mais dans mon contrat moral, je me donne aussi l’obligation de raconter des histoires qui rendent heureux et qui font rêver. »
L’étape d’après Matrix 4 sera plus pragmatique. « Je veux me trouver un chouette loft et me poser ! J’attends ça depuis trois ou quatre ans, car je n’ai pas arrêté de voyager à travers le monde. J’ai besoin de temps pour me recentrer, recharger les batteries. Avant de repartir en mission », prévient-il le plus sérieusement du monde. « Je vais m’installer à New York », loin des turpitudes de Los Angeles. « J’aime l’énergie de cette ville et de la côte Est. » Retour à Manhattan, comme de juste.
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