Nous avions rencontré l'acteur sur le tournage d'Enemy, de Denis Villeneuve, diffusé ce soir sur Arte.
« C’est meilleur que le sexe ! », hurle Jake Gyllenhaal en bondissant du canapé sur lequel il était assis avec Sarah Gadon. Les deux acteurs viennent de se livrer à une longue improvisation de vingt minutes dans la pénombre, multipliant les variations autour d’une scène de ménage comateuse et parano, observés, dans un silence religieux, par une petite dizaine de techniciens et par un journaliste français de passage. Gyllenhaal est manifestement ravi de la prise. Il parcourt frénétiquement l’appartement qui tient lieu de décor, tape amicalement sur l’épaule du chef opérateur, avant d’aider un assistant à déplacer un meuble pour le tournage de la scène suivante. Nous sommes le 3 juillet 2012 dans la banlieue de Toronto sur le plateau d’Enemy, thriller mental de Denis Villeneuve adapté d’un bouquin de José Saramago. Une histoire de troubles identitaires, de cauchemars éveillés, de femmes fatales et d’araignées. Gyllenhaal y joue le (double) rôle d’un prof de fac pas très à l’aise dans ses baskets qui, un soir, tombe sur son sosie parfait, un acteur arrogant dont il ignore s’il s’agit de son jumeau caché ou d’un pur produit de son cerveau malade.
Enemy en dit long sur les rapports homme-femme [critique]Free-style
C’est une petite production dotée d’un petit budget, tournée dans un petit studio mais guidée par une grosse faim de cinéma. Durant les six heures que l’on passera sur le plateau ce jour-là, l’acteur et son metteur en scène, exaltés, se livreront à quantité d’impros débridées, des bouts de séquences a priori sans queue ni tête et ayant peu de chances de figurer dans le montage final, mais toutes censées booster la créativité des comédiens. Pour vous faire une idée, sachez qu’au moment de notre arrivée, à 9 heures du matin, Gyllenhaal est en train de raconter, face caméra, un rêve qu’il a fait quelques jours plus tôt et dans lequel il était question de chevaux et de masturbation. Mais on est où, là ? « Dans un atelier, un laboratoire, explique Denis Villeneuve, attablé à la cantoche pendant la pause déjeuner. J’avais envie de passer beaucoup de temps avec un comédien, de développer une vraie relation de travail avec lui et je suis tombé sur Jake au bon moment. Il venait de faire plusieurs gros films de studios qui n’avaient pas toujours été des expériences heureuses et il a été séduit par mon projet indépendant et un peu fauché. » L’oeil qui frise, les biceps saillants, un immense sourire aux lèvres, l’acteur nous rejoint et prend la parole sans même regarder son plateau-repas : « Sur ce tournage, il y a un véritable équilibre entre la rigueur nécessaire de la mise en scène et la liberté de mouvement des comédiens. Par exemple, hier après-midi, on a mis en boîte une première version de la scène qu’on a rejouée avec Sarah ce matin. Entre-temps, on a eu le temps d’y réfléchir, d’en rêver, et ce qu’on en a tiré aujourd’hui a été nourri par nos pensées de la nuit dernière. On parle beaucoup entre nous, on se laisse le temps de digérer. Je n’avais jamais travaillé comme ça avec un réalisateur. »
À ce stade, une précision s’impose pour expliquer qu’au moment où l’on papotait avec lui, la bouche pleine de salade de pâtes, Denis Villeneuve n’était pas encore le réalisateur à succès de Prisoners, le revenge movie avec Hugh Jackman en papa colère qui a cartonné en 2013. À l’époque, il n’était en effet « que » le jeune prodige québécois révélé par le bluffant Incendies (nommé à l’Oscar du meilleur film étranger), un surdoué réclamé à cor et à cri par l’industrie américaine mais qui décida, sur le chemin qui mène de Montréal à Hollywood, de faire une pause à Toronto, histoire de s’exercer sur un premier film en langue anglaise sans trop d’enjeux commerciaux. Tournés l’un à la suite de l’autre, Enemy et Prisoners seront donc finalement sortis dans le désordre. Rencontré une seconde fois à Paris en septembre 2013 pour la promo de Prisoners (vous suivez ?), le cinéaste nous aidait à remettre de l’ordre dans tout ça : « J’ai signé pour les deux films à six jours d’intervalle. Je travaillais sur Enemy depuis deux ans quand, un vendredi soir, j’ai reçu un coup de fil m’informant que Jake était d’accord pour jouer dedans. Moins d’une semaine plus tard, j’apprenais que Hugh Jackman, lui, était partant pour Prisoners. Je me suis donc retrouvé à tourner deux longs métrages coup sur coup et à finir le montage de l’un pendant la préproduction de l’autre. Puis j’ai demandé à Jake de me rejoindre sur Prisoners parce que j’avais besoin d’un comédien suffisamment costaud pour renvoyer la balle à Hugh. Quant à leur ordre de distribution, la raison en est très simple. Il faut savoir que quand la Warner sort un film comme Prisoners, la date est fixée dix-huit mois en amont. Toute la structure de fabrication est conçue en fonction du plan marketing. Enemy, en revanche, est un petit projet qui s’apprivoise en festival, un objet fragile qui doit venir au monde plus tranquillement. »
Après Prisoners et Enemy, Jake Gyllenhaal et Denis Villeneuve ont hâte de retravailler ensembleMeilleurs ennemis
Tout s’explique donc : si Gyllenhaal était aussi impressionnant dans Prisoners en flic pugnace au visage plein de tics, c’est aussi parce qu’il venait de passer plusieurs semaines à bosser main dans la main avec Denis Villeneuve sur Enemy. Sa rencontre avec le réalisateur canadien est sans conteste ce qui lui est arrivé de mieux depuis les glorieuses années qui l’ont vu jouer dans Donnie Darko (2002), Le Secret de Brokeback Mountain (2006) ou encore Zodiac (2007). De quoi faire oublier ses errements bodybuildés du début de la décennie – remember Prince of Persia ? Comme Scorsese et De Niro (toutes proportions gardées), on peut dire que ces deux-là se sont trouvés. Ça se voit dans les films qu’ils tournent ensemble, bien sûr, mais ça se sentait aussi ce matin-là à Toronto. C’était dans l’air, palpable et évident, dans les regards complices qu’ils échangeaient entre les prises, dans la façon dont l’un terminait les phrases de l’autre pendant le déjeuner. « On s’est très vite bien entendus, confirme Jake. On a fait connaissance autour de quelques bouteilles de vin, qu’on a d’ailleurs descendues à une vitesse hallucinante. Pendant les quarante-cinq premières minutes, on était un peu gênés, mais l’atmosphère s’est détendue quand on a tous les deux reconnu qu’on était bourrés ! Si j’apprécie autant Denis, c’est parce que c’est un réalisateur qui sait ce qu’il veut. Il a ce côté sociopathe et égotiste qui caractérise tous les grands metteurs en scène et en même temps une forme d’humilité qui lui permet de ne pas se fermer aux idées des autres. D’une certaine façon, il me fait penser à Fincher. Pour sa science du cadre, mais aussi pour sa manière de jubiler en disant des trucs du genre : « Génial, ce plan est totalement déprimant ! » (Rire.) Gyllenhaal fait une pause, avale une gorgée d’eau minérale. Un ange passe. Puis il reprend : « Je sais que ce que je dis là ressemble à du bullshit, mais tu peux me faire confiance parce que je suis aujourd’hui arrivé à un stade de ma carrière où je cherche justement à fuir toutes ces conneries promotionnelles. »Et quand on demande à Denis d’expliquer leur partenariat créatif, sa réponse ressemble effectivement à tout sauf à du bullshit : « Jake et moi, on est devenus de bons ennemis. On s’aime et on se déteste. On se connaît très bien et il y a une véritable intimité entre nous qui, sur un plateau, peut devenir gênante pour le reste de l’équipe. On se parle de façon très directe, sans filtre, c’est quelqu’un qui m’inspire énormément. C’est aussi un acteur qui mûrit de façon spectaculaire et qui va tous nous surprendre dans les années à venir. Ses meilleurs rôles sont devant lui. » Au vu des résultats, ça ressemble à une évidence. Gyllenhaal est un comédien en pleine renaissance. Mais une question nous taraude quand même dans le réfectoire désormais désert au moment de jeter les restes du repas et nos assiettes en carton à la poubelle. Jouer la comédie, Jake, c’est vraiment meilleur que le sexe ? « Ah, ah ! Je me suis peut-être un peu emballé en disant ça. Mais quand tu es devant une caméra, tu as souvent le courage de faire des choses que tu ne ferais pas dans la vie. Et quand tu fais ça et que ton partenaire te suit, il n’y a rien de plus sexy. C’est la communication, la vraie, de la pure intimité. Est-ce que c’est mieux que faire l’amour ? Sans doute pas. Mais aussi bien, ça oui, sans l’ombre d’un doute. »
Frédéric Foubert
Bande-annonce :
Jake Gyllenhaal : "Je veux m'immerger dans mes rôles, ne plus faire que ça"
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