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Bucarest, an 2016. Une famille de la classe moyenne se réunit pour rendre hommage au père récemment défunt, mais l’heure de passer à table est constamment repoussée par le retard du pope censé dire la bénédiction.
Rien durant Sieranevada n’indique à quoi fait référence son titre. Un peu poseur, Puiu ? Certainement. Son quatrième film roule des mécaniques auteuristes. La majorité de ses 175 minutes se déroulent en huis-clos dans un espace confiné où le cinéaste se livre à une démonstration de maestria. La caméra embarquée marque à la culotte les chassés-croisés des uns et des autres de la cuisine à la salle à manger, de la salle à manger à la chambre et de la chambre à la cuisine. Étiré dans le temps, cet impressionnant dispositif est allégé par le ton truculent des psychodrames et par le regard distancié du fils, Lary, un médecin quadra rigolard. Par-delà la prouesse, Sieranevada épuise l’espace-temps comme pour prouver que courir le vaste monde est inutile : il suffit de rester au même endroit suffisamment longtemps, et un trois-pièces cuisine plein comme un œuf finit par concentrer les tensions de la société post-Ceausescu (la vieille voisine communiste peste contre le clergé), les névroses du monde globalisé (le cousin conspirationniste commente les attentats de Charlie Hebdo), et les tares universelles de la famille (tonton a trompé tata). Alors oui, Sieranevada a un petit côté « film de festival ». Mais c’est quand même une sacrée montagne. Caroline Veunac
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Ne cherchez pas un sens au titre. Sieranevada — en un seul mot et avec un seul « r » — est illogique, comme le monde actuel. Il sent bon le western et la musique de la langue espagnole. « Mais aussi, dit Cristi Puiu, les chaînes de montagnes enneigées qui ressemblent aux immeubles communistes : des blocs de pierres claires »... Le cinéaste nous avait bluffés, il y a dix ans, avec La Mort de Dante Lazarescu, où l'on suivait l'odyssée d'un vieil homme, alcoolique et malade, qu'une infirmière tentait de faire admettre dans un nombre impressionnant de services d'urgence, dont les médecins étaient aussi débordés qu'indifférents. Sieranevada se concentre dans un seul lieu : un appartement où, quarante jours après le décès d'un être cher, sa famille et ses amis se réunissent pour lui rendre hommage. Jusqu'alors, l'âme du mort était restée dans les parages pour ne pas se séparer trop brutalement des siens. Aujourd'hui, il est temps pour lui de partir. Et c'est précisément la sensation que suggère le cinéaste : la présence de cette ombre invisible qui observe une dernière fois les vivants avant de s'en aller tranquillement vivre son éternité. Il contemple les portes de son appartement étroit s'ouvrir et se refermer en permanence, comme dans un vaudeville, les verres et les assiettes entamer un étrange et permanent ballet, des plats cuire indéfiniment, indifférents aux cris et aux larmes des convives qui s'engueulent à qui mieux mieux. Ils sont une vingtaine de frères, de cousins, de voisins — dont notre fil rouge, un médecin nommé Lary — à se croiser et à s'étriper dans ce lieu clos. L'une, bonne orthodoxe, en a marre d'entendre une vieille peau lui vanter les mérites du communisme de jadis. L'autre, fan de toutes les théories complotistes sur Internet, en a assez de voir ses frères ne jamais contester, par lâcheté ou par peur, les thèses, mensongères selon lui, des puissances étrangères. La nièce du disparu ramène en douce une copine serbe, en plein mauvais trip. La mère tente de faire respecter l'ordre et les rituels, alors que sa soeur, ivre morte, accuse son mari d'agresser sexuellement leur voisine... Tout ce petit monde est exaspéré, tout ce petit monde a faim, tout ce petit monde aimerait passer à table, mais nul n'y est autorisé avant l'arrivée du pope, chargé de bénir êtres et lieux. Et le pope est très en retard...
C'est un film très roumain sur la Roumanie, mais qui reflète un désespoir plus général. L'univers que saisit le cinéaste semble à la fois cerné par l'hystérie (hallucinante séquence où de parfaits inconnus en viennent aux mains pour une voiture mal garée) et par l'auto-apitoiement (Lary sanglote, soudain, en évoquant, devant sa femme, stupéfaite, une anecdote de son enfance, où l'innocence était encore de mise). C'est loin, tout ça. Plane aujourd'hui le sentiment d'un gigantesque gâchis. Ne pas avoir été digne au moment où il l'eût fallu. Avoir accepté ce qui était intolérable : la dictature, Ceausescu, les beaux slogans, les fausses promesses. Comment survivre quand on a si mal vécu ?...
Mais voilà que, comme l'exige la tradition, l'un des fils revêt le costume du mort : il le libère, en quelque sorte. Il s'assoit à table avec les autres : le dîner, tant repoussé, peut enfin commencer. Et soudain, on se croirait dans une pièce de Tchekhov, regrets et remords effacés... Dans ce film magnifique, Cristi Puiu se glisse avec maestria entre ses multiples personnages, n'en sacrifie jamais aucun, joue simultanément avec les intrigues et les styles. C'est le digne successeur de Robert Altman. — Pierre Murat
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Comment rapiécer tout cela ? C’est la grande question du film, dont les deux remarquables incursions hors de l’appartement suggèrent qu’à l’extérieur règne un enfer auprès duquel la macération familiale, avec ses faux-semblants crapoteux, sa folie larvée et son vieux reste de tendresse, paraît désirable. On en est là.
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Un joyeux foutoir de trois heures et une bouffée d'air frais.