- Fluctuat
Martha... Martha, ce titre désigne le personnage central du film, une femme, la longueur indéfinissable du parcours pour arriver jusqu'à elle, sa suspension, et une sorte de non-retour de Martha à Martha. Il désigne un état schizophrénique de l'héroïne ou de la narration elle-même qui nous perd, en cours de route, dans les méandres d'un temps affectif pur.
Un temps affectif est pur en ce qu'il est entièrement réglé sur la perception sensorielle, non plus sur le découpage architecturé, pilier de l'organisation du monde social, en jours, heures, en rendez-vous et en emplois du temps. Cette rigidité-là, que l'on peut considérer comme une rigueur nécessaire au déroulement tranquille de l'existence, est évacuée du film de Sandrine Veysset car Martha (Valérie Donzelli) la refuse, aussi bien, elle est incapable de s'y conformer. Sommet d'un triangle familial porté par son enfant, Lise (Lucie Regnier) et son compagnon, Raymond (Yann Goven), Martha est placée dans la perspective infinie des autres triangles, homme, femme, enfant, agrandis aux dimensions d'un univers. Comme un prisme qui reçoit et concentre leur cruauté systématique dans le film : rencontre de Martha et de ses parents qui la reconnaissent à peine, en ouverture, austérité de la soeur de Martha dans sa famille, loin, peut-être le plus loin possible, en Espagne, mais encore, problème du couple des amis de Martha et de Raymond, qui ne peut pas avoir d'enfant ; Martha est complètement déséquilibrée. La figure triangulaire de la cellule familiale, de l'amour, de la participation viscérale est ici considérée dans toute sa violence, comme une figure du dérèglement psychique, le lieu de la faute et le moment du traumatisme. La plus grande chance des trois personnages est de n'être pas vraiment une famille puisque Raymond n'est pas le père de Lise. Néanmoins cette figure génère dans tout le film une logique décousue de l'action, en regard des impératifs sociaux, et très ténue au contraire, en regard des impératifs sensibles, intimes, de la perception.Sandrine Veysset développe ainsi une économie épidermique de la narration où les décors expriment l'intériorité des personnages. Ils sont une surface sensible intervenant comme dans les rêves, quand le monde est entièrement passé par le filtre de la subjectivité. Une très belle séquence qui représente le cauchemar de Lise est, à cet égard, un aboutissement du film, une apothéose baroque et inquiétante à partir de laquelle il amorce sa trajectoire finale vers un dépouillement et une ascèse progressive. L'image rejoindra, à la fin, l'austérité d'un Bergman ou d'un Dreyer. Mais nous retrouvons d'abord ces intérieurs bariolés qui étaient déjà là dans Y aura-t-il de la neige à noël ?, avec des pièces remplies d'édredons, de meubles récupérés et arrangés dans l'espace d'un appartement vétuste. Arrangés de telle sorte que de leur allure dépareillée naît une solidité, une unité nouvelle. Cette unité est l'oeuvre de Raymond. Fripier, il étend jusque sur le corps de Martha et de Lise ce gracieux équilibre intemporel des vêtements récupérés, mettant de côté les plus jolis pour elles. Parce que c'est la façon qu'il a trouvé pour faire tenir leur improbable famille et son improbable sommet, Martha, à l'amour de qui il se livre comme à un destin, Raymond se trouve dans la situation du maître de marionnettes devenu esclave du monde qu'il a créé, qu'il doit faire tenir à tout prix et qui le pousse jusqu'aux limites de sa ressource. Arrive un moment de surcharge où le décor ne peut plus tenir, après le rêve de Lise.Nous sommes d'autant plus réceptifs au langage de ces décors et à l'univers formel de la réalisatrice que l'identification du spectateur est principalement portée sur l'enfant, Lise, petite fille à la voix grave. L'éclairage crépusculaire de conte fantastique que son point de vue nous donne participe, comme les aménagements de Reymond, à la constitution d'un monde qui répondra à la trajectoire de sa mère. Il est seul à la mesure d'une compréhension sans jugement d'où la tendresse ne se laisse pas chasser, et d'un amour inconditionnel. Absence de jugement et de condition à l'amour qui résonne au fond de Martha... Martha, comme l'unique solution au traumatisme qu'il y aurait à être, la fille de sa mère.Martha... Martha
De Sandrine Veysset
Avec Lucie Régnier, Valérie Donzelli, Yann Goven
France, 2000, 1h37.