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Au départ, il y a le best-seller de Yasmina Khadra, paru en 2002. Un brûlot qui dénonçait l’obscurantisme à l’œuvre du temps des talibans, en Afghanistan, véritable laboratoire de l’intégrisme religieux qui s’est répandu au Moyen-Orient comme une traînée de poudre au tournant du siècle. L’écrivain algérien y décrivait le quotidien dramatique de deux couples : celui formé d’un côté par un gardien de prison (Atiq, un ancien moudjahidine) et sa femme malade (Mussarat), de l’autre par deux jeunes idéalistes (Mohsen et Zunaira) contraints au silence et à l’invisibilité. « Les hommes sont devenus fous ; ils ont tourné le dos au jour pour faire face à la nuit », écrivait Khadra avec une poésie folle, doublée d’une rage contenue. Comment traduire l’horreur en images ? Comment illustrer cette Kaboul, ville où « les prières s’émiettent dans la furie des mitrailles » ? En choisissant de tourner cette adaptation en animation plutôt qu’en prises de vues réelles pour commencer.
RÉUSSITE PLASTIQUE
Issue du cinéma traditionnel (le film était prévu en live à l’origine), Zabou Breitman n’a pas hésité une seconde quand la production l’a contactée, tant les préoccupations au cœur des Hirondelles de Kaboul rejoignent les siennes : l’incommunicabilité, la difficulté d’être au monde, le poids du secret/du deuil... Elle a choisi, pour l’accompagner dans sa longue aventure (le film a été initié en 2012, sa fabrication s’est étalée sur trois ans), une jeune graphiste et animatrice, Eléa Gobbé-Mévellec, dont la maîtrise de l’aquarelle collait parfaitement à son envie d’abstraction et de contraste. Plastiquement, le résultat est une merveille. Les tons pastel un peu étouffés et les traits éthérés atténuent, voire contredisent, la barbarie du sujet et de certaines scènes comme celle, insoutenable mais fondamentale dans le récit, d’une lapidation à laquelle Mohsen participe dans un élan incontrôlable. La réussite du projet est tout entière contenue dans cette séquence qui parvient à montrer l’inmontrable tout en privilégiant le point de vue de Mohsen, cet intellectuel brisé par la charia et coupable du pire. À partir de ce moment précis, le film bascule dans le mélo pur, les destins de Mohsen, Zunaira, Atiq et Mussarat se trouvant irrémédiablement liés. Le talent des réalisatrices consiste à ne pas chercher à convaincre : la réalité, connue, du régime taliban n’est ici que la sinistre toile de fond d’une histoire digne des plus grandes tragédies où certaines trajectoires personnelles se heurtent au mur de l’obscurantisme. Les Hirondelles de Kaboul n’est en définitive pas un geste politique (qui serait d’ailleurs un peu antidaté) mais un film humaniste à la portée bien plus universelle.
« RÉALISME » DE L’INTERPRÉTATION
L’autre choix décisif a consisté à faire jouer leurs rôles aux acteurs de doublage en amont, performance dont Zabou Breitman a fait une captation. Vêtus de vêtements appropriés, se déplaçant comme le feraient les personnages dans un espace imaginaire, Simon Abkarian (Atiq), Zita Hanrot (Zunaira), Swann Arlaud (Mohsen) et Hiam Abbass (Mussarat) ont servi de base aux animateurs. En résulte une impression de réalisme inédite dans la façon dont « vivent » les personnages à l’écran, avec une économie de gestes et de paroles typiquement cinématographique. Là encore, le contraste avec l’univers visuel extrêmement stylisé est payant. Audacieux, ingénieux, bouleversant, Les Hirondelles de Kaboul prouve que le cinéma d’animation pour adultes, trop confidentiel en France (alors qu’il s’épanouit au Japon depuis bien longtemps), a pleinement sa place dans les salles.