- Fluctuat
Premier film de m.Night Shyamalan sans tête d'affiche, Le Village n'atteindra peut-être pas la tête du box office mais se révèle peut-être son film le plus beau et ambitieux. Ce grand film sur le secret et la communauté mélange avec une poésie à la fois réaliste, étrange et fantastique une histoire d'amour et une parabole politique plus précieuse et intelligente qu'il n'y paraît. Surtout, sa mise en scène élégante, rare, prouve l'importance de ce néo-classicisme hollywoodien.
Nous sommes au dix-neuvième siècle, quelque part en amérique. Dans une plaine vit une communauté. Quels sont ses lois, ses codes, sa religion, nous n'en savons rien. Une seule chose la définit, une frontière. Une ligne qu'il ne faut pas franchir, car dans les bois vivent ceux qu'il ne faut pas nommer. Légende ou réalité ? Pour les gens du village, il ne fait aucun doute, tout ceci est bien réel. Les animaux décharnés que l'on retrouve au petit matin ou les créatures toutes de rouge vêtues qui rôdent pendant la nuit ne font qu'authentifier l'objet de leur peur.Le Village commence avec une force et une beauté que le cinéma néo-classique hollywoodien a rarement su atteindre. Dès son générique, une intense émotion captive. Nous sommes dans les bois, le ciel est d'un gris épais, très couvert mais sans pluie. Un temps d'automne un peu malade, menaçant et enveloppant, triste et sombre et pourtant envoûtant. Partout une menace plane, sature complètement le cadre comme une immense toile d'araignée qui nous surplombe. Ce ne sont que des arbres, mais la caméra de Shyamalan les capte avec une présence étrange, vivante, à la fois fantastique et poétique. Puis très vite nous pénétrons dans Le Village, découvrons cette communauté, apprenons à découvrir ses peurs, sa phobie du rouge, la couleur symbolisant ceux qu'ils ne faut pas nommer. Rapidement quelques personnages se distinguent des autres. Il y a Edward Walker (William Hurt), chef de la communauté et des anciens, Ivy (Bryce Dallas Howard, à suivre dans la prochaine fiction hystérique de Lars Von Trier, Dogville 2), sa fille qui est aveugle mais prétend voir les couleurs des autres, Noah (Adrien Brody, très mauvais) l'ami débile léger de celle-ci, Lucius (Joaquin Phoenix, pénétrant) souvent muet, qui ne préfère pas parler sans qu'il en ait l'intention, et sa mère Alice (Sigourney Waver). Le Village vise avec rigueur les questions que sous-tend cette communauté. Comment peut-on continuer à vivre en voulant ignorer ce qui se cache derrière nos frontières ? Peut-on vivre enfermé dans ses propres peurs, ses phobies, isolé de tout ? Jusqu'à fonder ses principes sur un mensonge et travestir la réalité ? Peut-on fonder une communauté sur une innocence inébranlable ? Shyamalan laisse la réponse à chacun. Ce qui l'intéresse ne se résume pas à une volonté de créer du discours. Sa grande force réside moins dans ces tours de force narratifs, ces "gimmicks" que Shyamalan ne cesse d'appliquer comme de perpétuelles recettes d'efficacité, que dans la constitution d'un univers. Tous les plans du Village sont habités par une prégnance des couleurs, du vert et du gris (le ciel et la terre), du rouge et du jaune (la communauté et les autres, le mal) ; par la présence des arbres et d'une approche à la fois réaliste, poétique, et fantastique ; par l'importance accordée aux costumes, tissus, broderies, ou encore à la lumière. Telle une simple chambre éclairée à la bougie, certaines scènes sont investies par d'anciens souvenirs, très communs et néanmoins fortement ancrés.Shyamalan sait donner vit à la forêt, aux intérieurs. Comme Hitchcock transformant de simples oiseaux en menace insoutenable, il métamorphose la nature pour que celle-ci nous ramène à nos peurs les plus primitives. Un simple tronc d'arbre, même après la révélation du mensonge, reste étrangement effrayant. La force de la mise en scène résident dans cette intensification des matières, des couleurs, des formes, que ce soit la forêt, la terre ou le ciel. Le plan devient source d'une constante menace, mais une menace fabriquée à partir de presque rien, d'un contre-champ ou encore de ce bon vieux hors champ. C'est que Shyamalan a une conscience de l'effet minimal. Chez lui la peur vient d'abord de notre imagination. Lorsque Ivy connaît la réalité des faits mais, perdue dans les bois, ne peut contenir sa peur, la mise en scène transforme l'environnement et lui donne une présence aussi envoûtante qu'angoissante. Ivy sait ce qu'elle trouvera dans la forêt et néanmoins, le monde qu'elle a appris ne peut l'empêcher de la voir autrement. Jusqu'au rebondissement où le mensonge des uns devient la réalité des autres. Jusqu'à nous faire vaciller nous-même dans nos convictions. Shyamalan nous manipule, en toute simplicité. Il nous prend par surprise, et qu'on s'en moque ou non, que l'on se sente floué ou pas, pendant quelques instants, notre propre conscience, notre vision, nos croyances sont ébranlées en même temps que celle de Ivy. Et la peur au ventre, on court avec elle.Le Village c'est aussi une histoire d'amour qui vient se tisser dans celle de la communauté. Elle en ébranle les codes et les lois. Elle pousse Ivy à s'enfoncer dans les bois, vers une lumière qu'elle ne découvrira jamais mais qui lui permet de sauver la vie de celui pour lequel elle est prête à se sacrifier. Shyamalan traite cette romance avec élégance. Comme chacune des parties de son sujet, elle trouve sa cohérence, sa force. Elle permet au récit de rebondir, de changer de cap, de créer une crise qui va complètement bouleverser la communauté et l'ordre de la fiction. Shyamalan s'y attarde mais n'oublie jamais les autres. Pour que cette communauté soit perceptible, il faut que tout et tous se tienne(nt), que l'équilibre existe dans le rythme du montage jusque dans la présence des personnages. La romance inspire également à Shyamalan un plan d'une beauté émouvante et naïve, où Ivy - alors que dehors la panique règne - tend une main vers la nuit et attend que Lucius vienne la saisir pour la sauver. Il attrape cette main au vol dans un ralenti d'une douceur extrême, les corps virevoltent et nos coeurs avec. C'est mièvre et touchant, énorme et osé. Pourtant on y croit, presque la larme à l'oeil.Tout Le Village est parcouru de ces idées discrètes et étonnantes (une discussion que l'on écoute de loin, un reflet rouge dans un ruisseau, un crime en gros plans de champ/contre champ), de cette intensité qu'il crée par les paysages, d'une distance à la fois juste, visible, et qui s'efface pour laisser au regard le désir de présence. Film d'angoisse plus que de peur, Le Village réveille en nous contes de fées et de malice, traditions et croyances populaires. C'est peut-être là la force de Shyamalan, de forger ses récits sur des légendes qui deviennent universelles, à partir d'une localisation à la fois directe (l'Amérique du 19ème siècle), et floue (c'est Le Village, il est d'ici mais il pourrait être d'ailleurs). Mais comment ne voir que l'Amérique là où il s'agit d'abord de la communauté des hommes ? En ce sens, le film de Shyamalan est bien plus intelligent, beau, fort, surprenant et gonflé que le Dogville de Lars von Trier. La volonté de Ivy émeut plus que la déchéance de Nicole Kidman. Et il pose bien plus de questions, sans avoir de prétentions intellectuelles et rhétoriques. Shyamalan croit encore en un certain classicisme des formes et de la narration. Il croit et voit la réalité du peuple à partir des ses propres angoisses et fantasmagories. Il croit dans un cinéma qui aurait volonté de ne pas s'imposer les influences de la surmodernité. Son esthétique est certes à fouiller dans les cartons de nos grand-mères, mais il s'agit moins d'un obscur brocanteur d'idées ou de formes que d'un farouche défenseur d'un néo-classicisme qu'il ne cesse d'explorer.Le Village (The Village)
Un film de m.Night Shyamalan
Etats-Unis, 2004, 108 mn
Avec : Adrien Brody, Joaquin Phoenix, Bryce Dallas Howard, Willam Hurt, Sigourney Weaver.
Sortie officielle le 18 Août 2004[illustrations : © Buena Vista International]
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