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par Thomas Baurez
Toutes les critiques de Le mal n'existe pas
Les critiques de la Presse
Si comme semble l’affirmer le titre du nouveau long-métrage de l’auteur de Drive my car, le mal n’existe pas, il convient tout de même de s’interroger sur la portée de nos actes et la façon d’appréhender celle des autres. A moins que cette formule péremptoire prise dans son acceptation ironique, invite à marteler l’inverse de ce qu’elle entend signifier. Le mal serait alors partout, à l’intérieur et à l’extérieur de nous, consubstantiel à notre nature humaine. C’est au fond un peu la même chose. D’ailleurs, le génial Ruysuke Hamaguchi ne tranche pas et préfèrera nous laisser sur un épilogue à sorties multiples plutôt que de nous faucher dans le sens du poil. Le surgissement inattendu d’une violence sourde brouillera les pistes laissant exsangue la (dé)raison même d’un film qui semblait pourtant avancer sur un chemin balisé. Partons plutôt des premières images du film : un long travelling dévoilant la cime des arbres dont les branchages nues se découpent sur un ciel laiteux. La musique à la solennité évidente de la fidèle Ekio Ishibashi emplit tout l’espace. Elle accompagne le mouvement d’appareil dont on pressent la subjectivité mystérieuse. Un mystère levé dès le deuxième plan qui raccorde sur une fillette les yeux levés vers le ciel. Hauteurs célestes et innocence inquiète. La musique a brutalement cessé laissant un vide immédiatement comblé pour cette incarnation. Chez Hamaguchi les ruptures apparentes s’inscrivent dans un continuum harmonieux. La musicalité de sa mise en scène tient dans un apparent dévoilement des choses. Ce qui n’empêchent bien-sûr pas qu’elles peuvent nous échapper. Dans Drive my car, l’enregistrement de la voix d’un être décédé recouvrait ainsi de son omniprésence l’absence. Ici, deux travellings latéraux révéleront tout à la fois les prémisses de la disparition d’une enfant et son évaporation effective. Être et avoir été.
L’action principale du film se situe dans un village près de Tokyo. La nature préservée par une population sous cloche est menacée avec l’arrivée d’un projet de Glamping - mot valise pour camping glamour - censé rameuter une population urbaine désireuse de décompresser au grand air. Le cœur du récit voit une réunion entre des représentants d’une boîte de com’ venus vendre leur « produit » touristique haut de gamme et des locaux qui pointent un à un les dégâts d’une telle entreprise. L’extrême lisibilité de la séquence, où s’affrontent deux partis identifiés – méchants bobos vs. gentils villageois dont nous avons jusqu’ici épousé le point de vue – sera, sinon déjouée, du moins, mise en perspective. Hamaguchi fidèle à l’axiome renoirien selon lequel chacun a ses raisons, change alors d’axe de lecture et nous fait voyager (l’habitacle des voitures est ici aussi un espace cathartique) avec ces gens de la ville déroutés par l’expérience qu’ils viennent de vivre/subir dans cette province. Cette subjectivité propre à estimer la valeur de nos actes est bien la grande affaire du film. Subjectivité dont la souveraineté, on l’a dit, sera appelé à être disloquée. « Ne lâche pas la bûche des yeux ! », conseille d’ailleurs l’un des protagonistes au novice impressionné par la sérénité avec laquelle celui-ci coupe du bois. Rien ne doit faire écran à ce regard sous peine d’aveuglement et de mensonges.
Nous, spectateurs, face aux images, sommes obligés d’accepter ce monde tel qu’il est, de ne pas le « lâcher des yeux ». Il nous faudra pourtant accepter de voir certains protagonistes s’enfoncer dans l’épaisse forêt et disparaître avant que, tel un écho lointain, le travelling originel ne reprenne sa course. La cime des arbres est désormais réhaussée d’un crépuscule. Hors champs, une respiration. Un homme, une bête ? Nous ? Le malin ? C’est le battement même du film.