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Les films de Yolande Zauberman ne sont jamais repliés sur eux-mêmes. Ils sont tout l’inverse, assumant leur part d’incertitude propre à la forme documentaire et deviennent des voyages dont les enjeux secrets se découvrent en chemin. Ce pacte avec le réel et l’imaginaire demande tout à la fois une grande sensibilité humaine et une intelligence dans l’approche. La ressortie récente de son premier long-métrage, Classified People (1987) avait ainsi replacé toute la force de ce formidable travail d’écoute. Classified People montrait un vieux couple amoureux comme au premier jour, qui à eux seuls prenaient en charge l’expression des violences d’une Afrique du Sud alors en plein Apartheid. Par contraste, leur douceur conjointe à celle de la mise en scène distillait une force politique et poétique incroyables. Voilà aujourd’hui La Belle de Gaza, dont le titre suffit, lui-aussi, à en définir immédiatement la portée symbolique. « Gaza ? Je ne peux pas en parler… » entend-on de la bouche d’une des protagonistes, une femme trans basée de Tel Aviv. En remplissant tout l’espace du cadre cet informulé finit par s’imposer à nous. Précisons que le film a été tourné avant les attentats de 7 octobre perpétrés par le Hamas sur le sol israélien. Dire qu’il a été rattrapé par l’actualité n’aurait aucun sens, tant la conscience des fractures qui hantent les lieux n’avait pas besoin de ce bain de sang pour être révélée. Le cinéma de Yolande Zauberman n’est pas discursif, il tire son dynamisme de sa musique intérieure, d’une quête transcendantale qui le protège d’une vérité préfabriquée.
Que raconte La Belle de Gaza ? Ou plutôt d’où part-on ici ? De l’aveu même de la cinéaste, de son précédent film, M (2018), plongée troublante au sein de la communauté des juifs orthodoxes de la banlieue de Tel Aviv. C’est sur le tournage que Yolande Zauberman a croisé des femmes trans dont elle a d’abord filmé fugacement les silhouettes. L’une d’entre-elle avouera plus tard à l’un des collaborateurs du film, avoir fui Gaza pour se rendre à pied à Tel Aviv. La Belle de Gaza, c’est elle. C’est comme ça que Yolande Zauberman a décidé de l’appeler, attirée par cet itinéraire dont elle pressent la part quasi-mythologique. Il faut d’abord retrouver sa trace. Une quête s’amorce dont le territoire se concentre autour d’une petite rue sombre, lieu interlope où, la nuit venue, les trans vendent leurs charmes. « Si Dieu nous a fait ainsi, il doit bien y avoir une raison ! », dit fataliste l’une d’entre elle exprimant la fragilité et les menaces qui pèsent sur ces êtres condamnés à la précarité. Le film s’articule en une succession de portraits qui révèlent un souffle de vie (et de mort) hors du commun. Quant à l’instigatrice involontaire de ce voyage, cette Belle de Gaza, elle reste introuvable. Son absence finit par devenir la légitimité même d’un récit qui se nourrit du mystère qu’elle suscite. Cette femme a-t-elle seulement existée ?
Ce film appartient à une trilogie plus ou moins formelle dite « de la nuit » débutée en 2011 avec Would you have sex with an Arab ? et M. La nuit est, en effet, la grande ordonnatrice de cette Belle de Gaza. Comme dans les films noirs américains, l’obscurité ne cherche pas tant à cacher une vérité honteuse qu’à révéler par dissimulation la douleur des êtres qui l’habitent. Les ténèbres sont d’abord un refuge pour ces femmes livrées à elle-même dans un monde qui les refuse. Yolande Zauberman avec sa caméra n’est pas une intruse qui viendrait puiser le temps d’une immersion quelques sensations. Tout fait corps à l’image. L’échange se matérialise par la grâce d’une mise en scène proche des êtres d’où émerge une beauté tragique. Puissant.