- Fluctuat
Rien n'est plus délicat, si l'on y réfléchit bien, que d'adapter au cinéma une pièce de théâtre ou un opéra. Prisonnier des mots, d'une situation, d'un rythme même, le réalisateur ne peut se permettre de modifier textes ou personnages.
Une telle adaptation permet en outre d'évaluer les talents de mise en scène d'un auteur de cinéma. Certes, il peut parfois se faciliter la tâche grâce à des pirouettes plus ou moins de bon goût (il devait être plus facile pour Baz Luhrmann, dans son Roméo + Juliette, de mettre en image la pièce de Shakespeare dans un univers de flingues et de drag queen plus proche de lui), mais les metteurs en scène restent le plus souvent très fidèles à la pièce qu'ils adaptent. Orson Welles excellait dans cet exercice. On se souvient de son incroyable Macbeth ou encore de son adaptation d'Othello palme d'or à Cannes en 1952. Laurence Olivier (Hamlet, 1948) s'est lui aussi essayé à cet exercice avec beaucoup de talent, tout comme Joseph Mankiewicz (Jules César, 1953) ou même Akira Kurosawa (Le château de l'araignée, 1957). Mais ces dernières décennies, l'adaptation cinématographique de pièces théâtrales se fait malheureusement de plus en plus rare, comme si Shakespeare, Molière, Jean Racine ou Corneille étaient passés de mode...Cependant, en 1990, un jeune comédien anglais, le plus talentueux de la Royal Shakespeare Company dit-on à l'époque, réalise son premier long métrage en adaptant, bien entendu, la pièce qui l'a rendu célèbre outre-Manche, Henry V. Ce jeune homme, c'est Kenneth Branagh, l'un des tout meilleurs réalisateurs de cette fin de siècle et LA révélation des années 90. Pour les personnes qui douteraient de cette affirmation (ils en ont parfaitement le droit et leurs réactions seront les bien venues sur le mail de Fluctuat), je leur conseillerai de retourner voir ce fameux Henry V. Jamais je crois, dans l'histoire du septième art, une première réalisation ne fut si aboutie (à part bien sûr le Citizen Kane de Welles). Je m'explique...Tout d'abord, il faut remarquer que le jeune anglais met la barre très haut pour un premier coup d'essai. Une adaptation shakespearienne pour une première réalisation, c'est un fait unique dans l'histoire du cinéma. En choisissant Henry V, Branagh s'impose des contraintes très lourdes et prépare un film dit à gros budget (n'oublions pas qu'il faut reconstituer la bataille d'Azincourt). La solution de facilité aurait donc été d'adapter à la lettre cette pièce très célèbre, déjà portée à l'écran quarante-cinq ans auparavant par Sir Laurence Olivier, et de se contenter de suivre le fil de l'histoire en se pliant aux impératifs narratifs. C'est d'ailleurs ce à quoi s'attendait la majeure partie des critiques en 1988. C'était pourtant mal connaître ce jeune Kenneth Branagh, qui n'a choisi l'adaptation de cette oeuvre que parce qu'il avait en tête une idée bien précise à la mesure de son ambition. A la surprise générale, le film de Branagh était bien plus qu'une simple adaptation théâtrale, puisque les partis pris esthétiques très personnels et audacieux de son Henry V servent à la perfection un discours politique largement mis en évidence.Tous les plans de Branagh sont en effet construits de telle sorte qu'ils empêchent toute ambivalence quant à leur signification. William Shakespeare, quand il a écrit cette pièce, s'est bien entendu attacher à exprimer une opinion, en allant au-delà de la simple narration d'une période glorieuse de l'histoire de son Royaume. Shakespeare à ceci en commun avec Molière qu'il faut pouvoir lire leurs oeuvres entre les lignes. Branagh a donc du appuyer les mots du dramaturge anglais (qui perdent inévitablement de leur impact quand ils ne sont pas lus) par des images soignées et des plans précis. Ainsi, la jeunesse et l'impétuosité du souverain anglais, qui conduisit son peuple dans une guerre sanglante, sont parfaitement mis en scène dans le début du film. Henry V est un roi qui pense plus avec son coeur qu'avec sa tête, il est donc influençable et une proie facile pour la puissance du clergé. Dès la première séquence du film, cette idée est soulevée puisqu'elle est au coeur de tout ce qui va suivre. Le roi entre dans une pièce où l'attendent ses sujets ainsi que deux représentants cléricaux. Un messager du Dauphin français est venu trouver Henry V pour lui transmettre un présent (qui s'avérera être une moquerie). Il est question alors d'entrer en guerre contre le royaume de France, mais le jeune souverain n'est pas encore convaincu. Ses sujets, les nobles anglais, le poussent dans sa décision, mais ce sont les deux hommes d'Eglise qui feront la différence... Branagh compose alors un plan de quelques secondes, à la précision picturale, dans lequel le roi Henry V, filmé en gros plan, qui regarde fixement devant lui, est entouré des deux représentants du clergé, filmés de profil, comme pesant de tous leurs poids sur la décision du jeune homme. Leurs paroles murmurées à l'oreille du roi prennent alors une autre dimension : "Que par le sang et le fer ils conquièrent votre dû ! Tandis que nous, de l'ordre spirituel, nous lèverons pour vous la somme la plus grosse jamais remise par le clergé à aucun de vos ancêtres." La décision du jeune souverain est prise, il part à la conquête de la France. Mais avait-il vraiment le choix ? Chaque mot de Shakespeare est ainsi mis en scène par Branagh, avec précision, poésie et intelligence. Dès lors, nous savons, nous spectateur, que rien ne sera laissé au hasard, que notre vigilance sera exigée à chaque seconde du film.Cependant, Henry V ne tient absolument pas un discours belliqueux. Ses motivations ne sont que d'ordre financier, son but étant d'agrandir l'étendue de son royaume, donc de son pouvoir. Sans pour autant le dépeindre comme un être malfaisant, Shakespeare et Branagh vont appuyer les aspects plus sombres de sa personnalité. Un flash-back (étonnant pour adaptation théâtrale) vient soulever le passé de jeune Henry, avant qu'il ne soit mis sur le trône. A l'époque, il était proche du peuple et comptait même quelques amis avec qui il allait boire plus que de raison dans une taverne tenue par le rustre mais sympathique Pistolet. Mais une fois sa gloire venue, Henry V désormais roi des anglais quitte ses amis et n'hésite pas à les bannir. Non, ici, les Anglais et leur souverain ne sont pas les gentils, ni les Français les méchants. Tout est plus compliqué, comme nous le montre Branagh dans la magnifique séquence de la bataille d'Azincourt.Elle dure environ trente minutes, mais j'attirerai votre attention plus particulièrement sur les trois dernières. Auparavant, nous avons vu une reconstitution de cette bataille historique qui opposait soixante mille combattants français à près de cinq fois moins de valeureux anglais. Véritable boucherie, après une journée de combats sanglants, l'armée anglaise, contre toute attente, est sortie victorieuse de ce conflit qu'elle croyait perdre le matin même. Les pertes françaises sont énormes, les morts anglais sont peu nombreux. Pourtant, pas de triomphalisme de mauvais goût chez Branagh. Les combats, exclusivement filmés en gros plans, n'ont pas montré beaucoup de sang. Les corps se confondent surtout dans une chorégraphie macabre qui ne met en scène que deux ou trois guerriers par plans. Nous sommes bien loin de Braveheart ou du Jeanne d'Arc de Luc Besson. Cette séquence de Branagh ne semble même pas appartenir à la famille des superproductions, le tout pouvant très bien être réalisé simplement avec quelques chevaux et une dizaine de figurants. Mais c'est curieusement une fois la bataille terminée que Branagh fait montre de la virtuosité de sa mise en scène. Pendant ces fameuses trois dernières minutes, filmées sans coupures (c'est un plan unique de trois minutes, l'un des plus beaux assurément de l'histoire du septième art), on accompagne le roi Henry V qui traverse le champ de bataille, glisse sur la boue, évite les dépouilles jonchées sur le sol, résiste à la colère des femmes découvrant les cadavres de leurs maris et de leurs fils, piétine les flaques d'eau rouges de sang, et qui dépose, au pied du drapeau à Fleur de Lys des vaincus, la dépouille d'un petit page qu'il portait sur ses épaules pendant tout son chemin de croix. Pas de paroles ni de sons pendant ce plan, juste le chant religieux du Non Nobis qui résonne dans la plaine d'Azincourt. Ces trois extraordinaires minutes se terminent sur un gros plan du roi essoufflé, maculé de sang et de crasse, qui regarde ce désastreux champ de bataille avant de fermer les yeux et baisser la tête sous le poids de la culpabilité. Les caprices d'un roi anglais et la bêtise d'un souverain français auront conduit les deux peuples dans une guerre sanglante qui aurait très bien pu être évitée. La fin du film, qui tient plus de la comédie, met en scène l'histoire d'amour entre Henry V le roi guerrier et la belle Catherine, fille du roi de France. Triste ironie que cette histoire, véritable pamphlet antimilitariste, magnifiquement et subtilement mise en image.On pourrait, de cette façon, s'attarder sur chaque séquence du film. Mais là n'était pas le but de cette chronique. Allez voir le film Henry V de Kenneth Branagh, allez admirer au théâtre l'interprétation de Philippe Torreton dans le rôle titre, revoyez le classique de Lawrence Olivier, et faites vous votre propre opinion. Une chose reste sûre cependant, jamais depuis Orson Welles Shakespeare n'a été aussi bien servi par un metteur en scène de cinéma. En 1992, Kenneth Branagh adapte admirablement Beaucoup de bruit pour rien, puis il réalise encore plus tard ce qui restera son chef d'oeuvre, Hamlet. On retiendra ce que l'on voudra des années 90, pour ma part ce seront les mots de Shakespeare mis en images par Branagh, et le prologue de Henry V : "Laissez-nous stimuler votre imagination. Car c'est à vos pensées d'équiper nos rois. Portez-les ici et là. Enjambez les époques. Resserrez en une heure des années d'exploits. A cette fin, je servirai de Choeur, moi qui, tel un Prologue, prie votre humble patience de gentiment écouter, de juger favorablement notre pièce."Heny V
Réalisé par Kenneth Branagh
Royaume Uni, 1989
Durée 2h18
Avec Derek Jacobi, Kenneth Branagh, Simon Shepherd
Sortie salle France 16 janvier 1991