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Loznitsa n’est pas seulement cet immense cinéaste qui, entre cauchemar lynchien et fantastique fellinien, chronique depuis plus de quinze ans le naufrage de la Russie et de l’Ukraine post-soviétique (Donbass ou Une femme douce). Comme le rappelle ce film, c’est aussi un grand documentariste qui « joue » avec les archives soviétiques pour sonder le délitement moral d’un continent rongé par la terreur et la guerre. Babi Yar c’est le nom d’un ravin ukrainien où, en septembre 1941, les nazis tuèrent par balles plus de 33 000 juifs de la région. Très vite les SS tentèrent d’effacer les traces de leur forfait, puis des années plus tard, ce sont les soviétiques qui bâillonnèrent la mémoire locale en comblant le lieu de déchets industriels. Il n’y avait pas d’histoire possible à Babi Yar, pas de commémoration ni de repentir. Pour contrer ce travail d’enfouissement, Sergei Loznitsa a donc signé ce doc stupéfiant. Parce qu’il n’existe aucune image du crime, le cinéaste voulait au départ réaliser un film de fiction, mais devant l’immensité de la tâche, il opte finalement pour un collage fulgurant d’archives allemandes et soviétiques (en rajoutant du son en postprod) qui ausculte non pas le plus grand massacre de la Shoah par balles, mais son contexte (l’invasion soviétique, la « libération » allemande, les pogroms, le retour de l’armée rouge, les procès…) expliquant notamment comment les juifs ont été rayé d’un territoire. Rappelant l’incroyable puissance du cinéma, Loznitsa parvient ainsi à raconter comment les Allemands, les Russes et certains Ukrainiens ont organisé le silence autour de cet indicible événement.