On connait la chanson
AMLF

Le plus gros succès d'Alain Resnais revient ce mercredi sur France 2.

Initialement publié dans le Première Classics n°4 (été 2018, avec Les Dents de la mer en couverture), cet article consacré à la fabrication d'On connaît la chanson est partagé sur Premiere.fr à l'occasion de la rediffusion du film, ce mercredi à 23h sur France 2, dans le cadre de l'hommage rendu à Jean-Pierre Bacri, décédé en début de semaine. Il sera précédé par Le Goût des autres.

Le Goût des autres : la recette du succès pour le tandem Agnès Jaoui – Jean-Pierre Bacri

Ecrit par le duo Bacri-Jaoui, réalisé par Alain Resnais, cette comédie chorale boostée aux chansons populaires françaises, reste le plus gros succès de la carrière du cinéaste d’Hiroshima mon amour. Celles et ceux qui ont bien connu la chanson redonnent aujourd’hui de la voix.

Par Thomas Baurez

Puisqu’il est question de chansons, commençons par la musique. Et donc par Bruno Fontaine. En ce début d’après-midi d’automne 1996, l’homme de 40 ans, appuie sur le bouton de l’ascenseur et s’apprête à s’élever jusqu’à l’appartement parisien d’Alain Resnais. Pour le musicien qui a vécu une première expérience pas très emballante pour le cinéma quelques années auparavant, l’idée de s’y frotter à nouveau l’angoisse un peu. Impossible toutefois de résister à l’appel de Resnais. L’homme est un monument. Hiroshima, mon amour, L’année dernière Marienbad, Providence, Mon oncle d’Amérique ou plus proche de cette fin de millénaire : le délirant diptyque Smoking, No smoking : double succès, multi césarisé. Bientôt ce sera On connait la chanson. Fontaine est là pour ça. Le « maître » lui a proposé une entrevue. Il faut donc réussir l’examen de passage. Si Fontaine connait bien la musique pour avoir été un jeune prodige de piano, obtenu des premiers prix du Conservatoire National Supérieur de musique de Paris et entamé avec succès une carrière d’arrangeur et de directeur musical pour des pointures du monde entier telles la soprano Julia Migenes, la chanteuse allemande Ute Lemper mais aussi Johnny Hallyday ou Mylène Farmer, c’est la première fois qu’il rencontre le prestigieux cinéaste. C’est son pote Lambert Wilson avec qui il travaille régulièrement, qui a joué les entremetteurs. Alors que les étages se succèdent, l’homme n’en mène pas large : « Franchement, je ne savais pas trop à quoi m’attendre, même si on m’avait dit que Resnais était un être délicieux, explique aujourd’hui le musicien à la terrasse d’un café. Lambert m'avait vaguement parlé d’un film dans lequel Resnais et ses scénaristes Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui voulaient intégrer des tubes de différentes époques qui seraient ensuite chantés en playback par les acteurs de façon inopinée. En attendant d’arriver, je réfléchissais à ce que je pourrai bien lui dire d’intéressant. Je ne savais pas si l’homme était du genre bavard ou réservé.» Arrivé au sommet, stupeur et tremblement. Bruno Fontaine se retrouve nez à nez avec… lui-même ! « Sur la porte était en effet collé un article sur ma carrière avec un portrait de moi bien en évidence. Je sonne interloqué. La porte s’ouvre. Alain Resnais m’attend dans sa tenue habituelle : chemise rouge, costume noir, tennis blanches. Sur son visage se dessine un joli sourire. Il est très content de son petit effet. » Il est alors 2h de l’après-midi, Bruno Fontaine sortira d'ici cinq heures plus tard. « Je garde de cette demi-journée un souvenir incroyable. »

RESNAIS ENCHAINE LES CAFES

L’appartement du cinéaste est un joyeux bordel aux rideaux à demi-fermés. Des livres de toutes sortes s’entassent un peu partout. Des disques aussi. « Pour être honnête je m’étais imaginé un endroit différent, vaste et bien ordonné. Je découvre au contraire, une habitation sans grand intérêt où le regard peut toutefois se perdre sur une multitude d’objets d’importances diverses. Resnais aime le mélange des genres, ne classe pas les choses en fonction de leur noblesse supposée. Cet endroit traduit ça... » Au milieu du capharnaüm, Sabine Azéma veille au confort de celui qui partage sa vie depuis plusieurs années. « Comme dans ses films, elle bouge avec une folle énergie et dynamise le cadre. Ce jour-là, elle était surtout une présence à l’arrière-plan qui s’assurait que tout se passait bien… » On a aussi prévenu Bruno Fontaine, qu’Alain Resnais est du genre narcoleptique et peut s’assoupir brutalement au milieu d’une phrase. « J’en ai fait l’expérience quelques mois après le tournage d'On connait la chanson. Je l’avais invité à écouter quelques airs sur mon piano. Une fois la partition achevée, silence absolue. Je me retourne. Alain était endormi. Ça fait un drôle d'effet. Au réveil, il enchaîne comme si de rien n’était : « Alors, où en étions-nous ? » »

Pour l'heure, l'invité voit son hôte enchaîner les cafés pour ne pas se laisser envahir par ses rêves. L'attention du cinéaste restera en éveil tout au long d’une discussion à bâtons rompus. Le ton est courtois, le débit de parole, très posé : « Il m’a d’abord exposé son projet et précisé que si je devais juger sa demande impossible à réaliser, il laisserait tomber son film. Même si j’ai pris ça pour une forme de politesse, la sensation d’avoir entre mes mains le sort d’un film d’Alain Resnais était très bizarre. »

On connait la chanson est un film choral autour de plusieurs personnages vivant à Paris, liés plus ou moins directement les uns aux autres. Le mieux est encore de reprendre les mots du synopsis écrit tout spécialement pour le dossier de presse offert aux journalistes avant la sortie du film. La prose dessine déjà l’apparente légèreté de l’entreprise : « Simon (André Dussollier) aime secrètement Camille (Agnès Jaoui). Camille s’éprend, suite à un malentendu, de Marc (Lambert Wilson). Marc séduisant agent immobilier et patron de Simon, tente de vendre un appartement à Odile (Sabine Azéma), la sœur de Camille. Odile est décidée à acheter cet appartement malgré la désapprobation muette de son mari, Claude (Pierre Arditi). Claude, personnage falot en apparence, supporte mal la réapparition après de longues années d’absence de Nicolas (Jean-Pierre Bacri). Nicolas, vieux complice d’Odile, devient le confident de Simon. » Tout ce petit monde finira par se retrouver le temps d’une pendaison de crémaillère dans un final hanté par la présence quasi- subliminale de… méduses ! A partir de ce canevas, Alain Resnais entend donc intégrer dans la continuité des dialogue, des extraits de chansons populaires qui viendront accentuer une émotion, sublimer un sentiment ou créer une complicité soudaine entre les personnages. Pour que ça marche, l’effet doit épouser la structure globale et s’insérer dans l’action sans créer de ruptures trop fortes. Un pari rendu d’autant plus difficile par le choix des musiques qui emprunte autant à la chanson d’opérette des années 20 ou 30 qu’à des morceaux célèbres d’Edith Piaf, Josephine Baker, France Gall, Eddy Mitchell ou Alain Souchon. Cette harmonie d’ensemble, cette fluidité magique, c’est Bruno Fontaine qui doit justement la créer. Voire la recréer.

"CE SERA DIFFICILE MAIS ON VA Y ARRIVER!"

« Dans la vie faut pas s’en faire, moi je m’en fait pas… Toutes ses petites misères seront passagères… » chante Maurice Chevalier. Alain Resnais, lui, attend calmement la réponse de son invité : « Ce sera difficile, mais on va y arriver ! » lance Bruno Fontaine sans même avoir réfléchi une seconde à la façon dont il compte s’y prendre. Le musicien réorchestrera finalement certains morceaux, ajoutant même des instruments : « Il fallait donner l’impression que les morceaux viennent de nulle part sans que ce soit trop décalé. Au mixage, je devais faire en sorte que le début et la fin des morceaux se fondent dans le décor ! » Le cinéaste, rassuré, laisse la conversation s’éloigner vers des territoires plus ou moins lointains. Toujours avec une modestie souveraine : « Je m’aperçois très vite que j’ai devant moi un type d’une culture prodigieuse. Il me lance par exemple : « En ce moment, j’écoute tout Schoenberg ! » Et c’était vrai! Alain Resnais procédait ainsi, de façon monomaniaque. Quand il s’intéressait à un auteur ou à un courant littéraire, pictural ou musical, il y allait à fond. C’était encyclopédique. Ce jour-là il m’a parlé avec autant de sérieux et de précision du répertoire de la chanson des comiques troupiers avant la Seconde Guerre Mondiale que des compositeurs de l'école de Vienne. » Bruno Fontaine repart avec les listes des chansons du film sous le bras - 36 au total -, redescend dans la nuit parisienne. Sur un nuage. Il repense à cet homme doux, charmant et affable qui pousse l’autre à se dépasser. A l’écran, il se mettrait sûrement à chanter : « Avoir un bon copain, il n’y a rien de meilleur au monde… »

LA MELODIE DU MALHEUR

En 1996, Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui sont les stars du cinéma français d’auteur, à la fois respectés par le public, la critique et "les professionnels de la profession." Leurs films dits du « milieu » sont des comédies acerbes sous forme d’exploration piquante des mœurs bourgeoises. Du Sautet à la sauce pré bobo en somme. A l'époque on parlait encore de "gauche caviar". Devant et derrière la caméra, et même sur les planches, le duo a déjà signé Cuisines et dépendances, Un air de famille ou encore une adaptation de Smocking, No smocking, pour Alain Resnais, avec un César du meilleur scénario à la clef. Agnès Jaoui, rencontrée à la sortie d’Au bout du conte par Studio en 2013, se souvient du premier contact: « Un jour, nous avons reçu un message d'Alain Resnais sur notre répondeur : "Je voudrais vous voir tous les deux, jeudi, si possible", avec une voix très timide, très polie. Nous nous sommes demandés pourquoi il voulait nous voir ensemble. Etait-ce pour nous proposer un rôle ou l'écriture d'un scénario? Resnais a fini par débarquer avec deux piles du texte d'Alan Ayckbourn (dramaturge anglais dont le travail a inspiré les deux films en question) La pièce durait près de douze heures! C'était un truc complètement fou et rigolo. Si ça n'avait pas été Resnais on se serait dit : "On a un malade devant nous qui nous parle d'un projet irréalisable, qui ne se fera jamais !" »

Pour On connait la chanson, la musique est un peu différente. Cette fois le scénario sera original et ne se basera donc pas sur un texte préexistant. Tout est à inventer. Ou presque, puisque Resnais évoque d’emblée le travail d’un certain Dennis Potter, auteur britannique popularisé grâce à des téléfilms où les personnages se mettent à chanter des tubes in extenso et en playback. Le cinéaste, grand fan du briton tout juste décédé d’un cancer, leur projette donc des extraits de Lipstick on your Collar ou Singing Detective, pour les mettre sur la piste de son film enchanté. Il ouvre aussi ses carnets, ses boîtes à idées et laisse les « Jabac » comme ils les surnomment, faire leur marché. Une chose est certaine, il faudra que ça chante sans pour autant faire trop « comédie musicale ». Ce n’est pas l’idée. Les chansons ne devront surtout pas contrarier la progression réaliste du récit. Le duo envisage immédiatement une histoire autour des apparences: « L’idée de base c’était que, dans la vie, explique Jean-Pierre Bacri (*), chacun joue un personnage, celui qu’il présuppose qu’on attend de lui. Chacun agit en fonction du regard d’autrui. Chacun modifie son comportement en fonction de qui il a en face de lui pour pouvoir chaque fois maintenir une cohérence et rentrer dans son costume habituel. Et cette représentation qu'il donne de lui-même l'éloigne de sa propre vérité. Ce que nous voulions montrer, c'est à quel point on peut vivre toute une vie qui n'est pas la sienne. » Le cinéaste laisse ses auteurs libres de leurs mouvements, impose juste la présence au générique de la muse Sabine Azéma et celle du fidèle André Dussollier, injustement absent de ses deux précédents long-métrages. Pour les chansons, Alain Resnais a déjà des petites idées mais attend d’en savoir un peu plus pour les proposer. Cette fois, les deux auteurs seront aussi devant la caméra et ce, même si Alain Resnais redoute comme la peste la présence des auteurs sur ses plateaux de tournage. L’écriture du scénario se fait à distance, ce qui n’empêche pas l’échange : « Il nous donnait ses commentaires sur répondeur, précise Agnès Jaoui, nous faisait part de son degré d’enthousiasme. » Les « Jabacs » entendent forcer un peu leur style et l’extraire de son côté « petit théâtre » en jouant sur une temporalité plus longue et une galerie de personnages très variés. Le ton est faussement léger, tous les protagonistes trainant à des degrés divers une mélancolie qui les empêchent d’avancer : « Nous voulions aussi parler du bonheur, ajoute Agnès Jaoui, de la difficulté d’être heureux, et nous avons relié le thème des apparences à une idée qui nous est chère. Une des causes du mal-être des gens aujourd’hui, c’est que l’on vous propose sans cesse une imagerie du bonheur. La télévision, la publicité, les affiches vous montrent tout le temps des gens jeunes, beaux, riches, en pleine santé… » Jean-Pierre Bacri enfonce le clou : « Un être humain c’est du désarroi sur pattes. Le philosophe italien Giorgio Agamben explique dans Stanze qu'à une certaine époque, la mélancolie, c’était le huitième péché capital, elle englobait les sept autres. L’auteur dit au contraire que le plus grand des maux, c’est de n’avoir jamais été atteint de la mélancolie. Le mal de vivre est intrinsèque à la condition humaine, mais le monde dans lequel nous vivons interdit son expression. » On connait la chanson sera bien un film sur la dépression mais qui s’offrira le luxe de n’être jamais plombant et d’envisager les tourments de l’existence avec une légèreté désamorçant toute pesanteur. Chacun des protagonistes avancera masqué sans avoir pleinement conscience du déguisement qu’il est censé porter. Les gens se trompent, s’inquiètent, se confient et au bout du chemin, il y aura les méduses. Des méduses?

Jean-Pierre Bacri : "Les histoires où tout le monde va très bien ne m'intéressent pas"

FLOTTER DANS L’INDECISION

Pour parler d'animaux aquatiques et comprendre pourquoi Alain Resnais a décidé de les intégrer en surimpression dans le final de son film, il faut se tourner vers François Thomas, professeur en études cinématographiques à la Sorbonne et auteur de deux ouvrages de références sur le cinéaste (**). La réponse est d'abord sibylline: « C'est tout le mystère Alain Resnais qui cherche à rester insaisissable. Il y a toujours dans ses films des choses - que ce soit des gestes, une présence, une situation ou un dialogue - à priori incongrues, qui détonnent avec le reste. Ce surréalisme a toutefois sa propre logique, même s'il ne sera pas explicité. Resnais était un instinctif raisonné qui cherchait à créer de l'émotion. Chez lui, ce mot revenait souvent. » L'homme, adorateur du cinéaste depuis sa découverte ado de L’année dernière à Marienbad, est devenu depuis une sorte d’exégète au point que Resnais lui faisait lire certain de ses scripts avant tournage. François Thomas équipé d’une mallette d’où sortent probablement des copies en attente d’être corrigées, est à mi-chemin entre le dandy lettré et le rêveur obsessionnel. Resnais devait aimer ça. L’universitaire fait désormais tourner sa petite cuillère dans sa tasse de café et propose une interprétation plus concrète: « La dernière séquence du film se passe dans un même appartement. La question que se pose tout cinéaste, c'est comment trouver la meilleure façon de lier les choses entre-elles pour fluidifier l'ensemble et insuffler du dynamisme dans cet univers clôt. L'apparition de la méduse permet ainsi de passer d'une pièce à l'autre, d'un personnage à un autre, en créant un effet de continuité presque magique. Le spectateur est surpris et ne voit pas les coupures. Cette présence étrange est aussi très angoissante, les personnages semblent en danger permanent. Ce n'est pas un hasard si Resnais a demandé à Bruno Fontaine de composer pour cette partie une musique stridente façon Bernard Hermann pour La mort aux trousses. Resnais aimait jouer avec les oppositions. Il y a ici un goût du solennel et une farouche envie de s'en écarter. Il incite le spectateur à s'amuser avec lui. » Certes. Mais alors pourquoi diable une méduse et pas un hippocampe ou une algue ? Pour la revue Positif, François Thomas a longuement interrogé le cinéaste sur la question et obtenu ces explications de Resnais lui-même : « Il ne faut pas y voir de symbole dans les méduses, tout comme dans les interludes de l'Amour à mort non plus. C'est ce qu'Alain Robbe-Grillet et moi-même nous nous disions au moment de L'année dernière à Marienbad: "Interdisons-nous les symboles, mais admettons que nos films soient des pièges à symboles." Je peux aussi vous parler de mon enfance, de cette énorme méduse qui s'est échouée morte sur la plage de mon île du Morbihan. Mes copains et moi, nous croyons que c'était la dernière au monde. Il n'y avait pas de télévision, pas de documentaires: comment savoir que les méduses existaient? » ou encore : « Les personnages d’On connait la chanson - c'est leur côté méduses - flottent dans l'indécision, ils sont fuyants, hésitants. On peut parler de rimes. J'ai voulu me rapprocher d'un univers aquatique. » Plus loin encore, Resnais préfigure même l’arrivée des drones : « L'arrivée de la méduse fait que le cadre se déforme, que la caméra se renverse légèrement à la fin du plan. On peut imaginer que, quand on aura bien maîtrisé le principe de la gravitation ou de l'antigravitation, on aura la caméra sans pied, et que par simple chiquenaude, en vertu du magnétisme ou de l'anti-magnétisme, elle se baladera dans tous les sens. Je suis sûr que l'on va y arriver. » CQFD

NTM, APPUIE SUR LA GACHETTE

Alain Resnais connu pour ses petites manies, demande pour chacun des rôles une fiche biographique très détaillée sur laquelle se trouve la profession des parents, les maladies éventuelles, le lieu de naissance, le niveau d’études, le parcours professionnel et affectif... Les « Jabac » s’exécutent avec appétit. Les interprètes se voient ensuite remettre ledit cv en plus du scénario. Cette fois, une cassette audio accompagne aussi la lecture. « Chaque fois que des paroles de chansons apparaissaient dans une scène s’amuse André Dussollier, j’appuyais sur le bouton « marche » du magnétophone. C’est la première que je lisais un scénario de cette façon ». « C’était d’une efficacité incroyable, approuve Lambert Wilson, J’ai vraiment eu l’impression de voir le film. » Pour Resnais, les chansons du film ne sont pas des gadgets censés amuser la galerie, encore moins des objets désuets dont on peut railler la légèreté. Dans le dossier de presse de son film, le cinéaste a placé en exergue de la liste des chansons utilisées dans son film, ces dialogues extraits de La femme d’à côté de son copain François Truffaut: “Tiens, il marche maintenant ton poste. Je suis content que tu t’intéresses aux nouvelles. Il faut savoir ce qui se passe dans le monde. », « Non, j’écoute uniquement les chansons parce qu’elles disent la vérité. Plus elles sont bêtes, plus elles sont vraies. D’ailleurs, elles ne sont pas bêtes ! » Une citation en forme de crédo pour Resnais amoureux fou des ritournelles. Jean-Pierre Bacri valide à 100% : « Les chansons de variété participent activement au thème des apparences, elles viennent à l’appui de la démonstration. Les rengaines, les standards sont des masques, une sorte de langue de bois que les gens utilisent pour se comprendre à peu de frais. » Encore faut-il s’entendre sur les morceaux à utiliser dans le film. Entre les Jabac et l’homme né en 1922, il y a un sérieux écart de génération, et malgré la modernité sans cesse renouvelé de l’ami Resnais, il faut savoir monter au front pour imposer ses idées. Adepte de « vieilles chansons inconnues », le cinéaste pas très au fait de la nouvelle variété française, écoute les choix de ses coscénaristes avec curiosité et ne mesure pas toujours la popularité de certains d’entre eux. Or pour que ça marche, les Jabac en sont convaincus, il faut que les titres utilisés « parlent » immédiatement au plus grand nombre : « Ce que nous voulions éviter, c’est que le spectateur croie que les chansons aient été écrites pour le film » précise Agnès Jaoui. Or Resnais puise abondamment dans son propre passé, sa propre adolescence. Le cinéaste résiste un peu, prouve qu’il existe mais in fine, fait confiance à ses co-scénaristes. Le deal est énoncé par Resnais noir sur blanc : « Si c’est une chanson que je désapprouve, j’essaierai de la mettre en scène avec enthousiasme, encore mieux que les autres. Si c’est une chanson que vous désapprouvez, vous essaierez de la jouer le mieux possible. » Les deux parties arrivent même à se mettre d’accord sur un morceau de NTM, J’appuie sur la gâchette. Le morceau, ode moderne à la mélancolie, devait accompagner les suffocations du personnage d’Agnès Jaoui, l’esprit tout encombré par sa thèse sur « les chevaliers paysans de l'an mil au lac de Paladru », mais les rappeurs Joey Starr et Kool Shen refusent d’être « récupérés » dans ce « gros » film français et se retrouver à côté de Sheila, Dalida ou Claude François. « Fuyant ce monde d'esthètes en me pétant la tête. OK, j'arrête net, j´appuie sur la gâchette », conclut NTM. Dont acte.

56 JOURS DE TOURNAGES, 46140 M DE PELLICULE…

Les tournages des films d’Alain Resnais sont connus pour leur fluidité et leur atmosphère apaisée. Le cinéaste n’est pas du genre à brailler pour se faire entendre. Il salue tout le monde, vouvoie son équipe qui le lui rend bien. « Il y a une pudeur qui impose d’emblée une certaine distance, précise François Thomas. Personne ne vient lui taper sur l’épaule pour savoir ce qu’il a mangé à midi. » On connait la chanson est intégralement tourné aux Studios d’Arpajon entre le 13 janvier et le 9 mai 1997. Sans heurts particuliers. Le rapport de production indique : 56 jours de tournage pour 46140 mètres de pellicule soit 124 m par jour. Ces chiffres, c’est Sylvette Baudrot, la script du cinéaste qui nous les donne. Elle est installée dans un petit bureau de la Cinémathèque Française de Paris où sont désormais entreposées ses archives personnelles. Tout est consigné avec précision. Dans un gros classeur, le visiteur peut même se refaire chronologiquement le film en regardant un à un les polaroïds pris par Arlette sur le plateau. A 89 ans, cette femme qui a travaillé avec Tati, Sturges, Polanski, Minnelli, Hitchcock ou encore Gavras, raconte sa vie de cinéma avec un certain détachement, comme si tout ça n’avait été qu’une balade sans importance. Ses yeux brillent tout de même lorsqu’elle raconte que Gene Kelly a dansé rien que pour elle en marge d’un tournage, mais se reprend aussitôt : « Ce n’est pas la qualité d’un scénario, ni le profil du cinéaste, qui décide de mon engagement, mais mon emploi du temps. Alain Resnais me passait généralement un coup de téléphone et me demandait poliment : « Sylvette, seriez-vous disponible pour travailler sur un scénario que je viens d’écrire ? » Si j’étais libre, il m’envoyait le script par courrier et c’était parti. » Ils ont fait 11 films en commun. Sur ses relations professionnelles forcément privilégiées avec Resnais, Sylvette n’est pas non plus du genre expansif et assure qu’il n’y a pas grand-chose à dire sinon que leur relation fut aussi cordiale que sincère. Tout a débuté pour eux à la fin des fifties dans une brasserie de Saint Germain des Près. Resnais s’apprête alors à partir pour le Japon, tourner Hiroshima, mon amour et cherche une script anglophone et motivée. « Je devais appeler quelques jours plus tard chez Marguerite Duras pour savoir si j’étais prise. Je compose le numéro, très intimidée, et j’entends la voix si caractéristique de Duras : « Alain n’est pas là, mais est-ce vous qui adorez les comédies musicales hollywoodiennes par hasard ? » «Oui ! », « Alors c’est bon, c’est vous qui partez au Japon ! Félicitation.» »

Sur le tournage d’On connait la chanson, la grande difficulté est de lancer les extraits des chansons au bon moment et ainsi veiller à ce que les comédiens enchainent le plus naturellement possible leurs répliques avec leur playback. Bruno Fontaine a donc équipé tous les interprètes d’une oreillette : « J’avais mis au point un système de « bip » qui indiquait le départ de l’extrait et éventuellement donnait une indication du rythme à suivre. Nous avions tout répété en amont. Lors des prises, tout le monde était très à l’aise. » Le film sort sur les écrans français le 12 novembre 1997 et devient le carton surprise de cette fin d’année. Il totalise près de 3 millions d’entrées. Un record pour Alain Resnais ! Lors de la cérémonie des César, quelques mois plus tard, On connait la chanson reçoit sept statuettes. Bruno Fontaine coiffé au poteau par Bernardo Sandoval et sa partition pour Western, repart donc les poches vides: « L’ironie du sort veut que Lambert et moi, étions les seuls à ne pas avoir remporté le César. Au Fouquet’s, juste après la cérémonie, on les voyait tous, heureux, avec leur trophée. »(***)

Quelques semaines plus tard, Alain Resnais rappelle le musicien. Il a quelque chose de nouveau à lui proposer. Encore faut-il que la chose soit faisable. L’homme connait désormais par cœur l’ascenseur qui mène au temple Resnais et ne s’attend plus à revoir sa photo collée sur la porte. De quoi va bien pouvoir lui parler l’homme en rouge et noir ? « Que ce serait charmant sur terre, un pays où les gens n'viendraient que par plaisir, pour se distraire, où dans ce but tout serait fait. », fredonne Albert Préjean dans la chanson Amusez-vous. Bruno Fontaine appuie sur la sonnette.

(*) La plupart des citations d’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri est issue du livre : Alain Resnais, les coulisses de la création de François Thomas (Armand Colin)

(**) L’atelier d’Alain Resnais (ed. Flammarion)

(***) Le décorateur du film Jacques Saulnier est également l’un des oubliés du palmarès. Quant à Alain Resnais, il voit filer le César du meilleur réalisateur au profit de Luc Besson pour Le cinquième élément.


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