Le Napoléon de Stanley Kubrick : le plus grand film jamais tourné
ABACA

Le projet avorté le plus colossal de Kubrick, dans lequel ont été engloutis cinq millions de dollars et deux ans de travail.

Ridley Scott a tourné son Napoléon en 62 jours. Stanley Kubrick a lui travaillé pendant deux ans sur son biopic sur l’Empereur pour finalement abandonner faute de financement. Un projet dont vous nous racontions l’histoire folle dans Première Classics, et que nous vous proposons sur notre site pour les 25 ans de la mort du réalisateur, décédé le 7 mars 1999.

Le Maitre de guerre

Entre 2001, L'Odyssée de l'espace et Orange mécanique, Stanley Kubrick a rêvé à son Napoléon. Des années de préparation pour aboutir à rien, sinon, quarante ans plus tard, à un magnifique livre publié par Taschen rassemblant l'énorme documentation rassemblée par un cinéaste qui ne s'est jamais autant rêvé en général. Et qui permet de rêver à un film qui est le prédécesseur fantôme de Barry Lyndon.

Il ressemble à une bible. A un livre sacré. Vert et or, orné des abeilles impériales, monumental. Un pavé de 1112 pages. Stanley Kubrick's Napoleon. Deux mots associés dans la légende. Publié en 2007 chez l'éditeur Taschen, sous la direction d'Alison Castle, ce livre est effectivement la bible dans laquelle on peut tout savoir sur le projet avorté le plus colossal de Stanley Kubrick, dans lequel ont été engloutis cinq millions de dollars et deux ans de travail.

Le livre reproduit presque toute la documentation rassemblée sous la direction de Kubrick pour préparer son biopic jamais tourné de Napoléon Bonaparte : il y a en fait tellement de matière que le livre propose un accès Internet pour consulter en ligne l'intégralité des 17 000 documents visuels recensés. Un monument à la hauteur d'un monument invisible, jamais réalisé et passé dans l'histoire, évidemment, comme "le plus grand film jamais réalisé" (la liste des candidats est longue).

L'un des principaux trésors du livre est le fac-similé du scénario permet de repérer une annotation de Kubrick (sans date) résumant l'intérêt du projet : « Il y a tout ce qu'il faut à une bonne histoire. Un héros triomphant. De puissants ennemis. Des batailles. Une histoire d'amour tragique. Des amis loyaux et traîtres. Et beaucoup de bravoure, de cruauté et de sexe. » Dans une note d'octobre 1971, Kubrick était particulièrement optimiste : "Je m'attends à tourner le meilleur film jamais fait". Sur un des cahiers préparatoires du réalisateur, entre une gravure de l'Empereur moribond et une de son cercueil, on trouve cette phrase typographiée : "la gloire est le soleil des morts."

Napoléon Kubrick
Taschen/ABACA

C'est à la fin de l'année 1967 que Stanley Kubrick lance son projet sur Napoléon. Le réalisateur est alors en pleine post-production de 2001, L'Odyssée de l'espace, qui sortira au printemps 1968. Ce n'est pas sa monumentale fresque de science-fiction qui lui a donné le goût des grandeurs ; Kubrick avait déjà mené des armées à la bataille avec Spartacus, une très mauvaise expérience mais qui avait été finalement à sa mesure.

"Quiconque a un jour tourné une superproduction n'oublie jamais le plaisir éprouvé à commander d'immenses équipes et à dépenser des millions. Kubrick ne faisait pas exception", note John Baxter, auteur d'une solide biographie du réalisateur. Fin 1967, donc, Kubrick convoque son assistant Andrew Birkin dans les studios de Borehamwood au nord de Londres, là où se tourne et se monte 2001. "La MGM me mange dans la main, affirme Kubrick à Birkin. C'est ma chance de faire LE film que j'ai toujours voulu faire, la vie de Napoléon."

Le Napoléon d'Abel Gance est "très mauvais"

Le studio Metro-Goldwyn-Mayer, qui produisait 2001, L'Odyssée de l'Espace, avait sorti dans les années 60 les derniers grands films classiques du cinéma épique comme La Conquête de l'Ouest (1962) ou Docteur Jivago (1965). Kubrick lance ses troupes à l'assaut de son projet monumental. Pas question pour cet obsessionnel de traiter le sujet légèrement. Il a créé avec 2001 le film le plus crédible jamais fait sur le futur : Napoléon aura droit au même traitement. "Les films historiques ont ceci de commun avec les films de science-fiction qu'on tente d'y recréer quelque chose qui n'existe pas", expliquera Kubrick en 1976. "Et les descriptions, qui sont les parties les plus ennuyeuses des romans, ne demandent aucun effort sur l'écran au public, tout en en demandant beaucoup aux cinéastes ! "

L'idée générale du réalisateur est de raconter de façon très chronologique toute la vie de Napoléon, de l'enfance à la mort. Stanley trouvait le titanesque Napoléon (1927) d'Abel Gance, qui dure 5h30, "très mauvais". Ceci dit, il admirait la technique du film "mais du point de vue de l'histoire et du jeu des acteurs, c'est un film très rudimentaire".

Napoléon d'Abel Gance (1927)
Cinémathèque française

Andrew Birkin est donc chargé de parcourir l'Europe sur les traces de Napoléon, à charge pour lui de prendre le maximum de photos, pour servir de base à la création des décors. Et aussi de mettre la main sur tout ce qui aurait pu appartenir à l'Empereur : il se retrouve à Paris pendant les manifestations de mai 68 pour se documenter sur les monuments napoléoniens, avec une lettre d'André Malraux - alors ministre de la Culture - leur donnant un accès illimité aux coulisses des monuments.

Dans l'hôtel des Invalides, Birkin put enfiler la bague de Napoléon et admirer la chaise de campagne de l'Empereur. Ils retrouvèrent la baignoire de l'impératrice Joséphine et tombèrent sur le cabinet de toilettes de Napoléon. Birkin part pour l'Ile d'Elbe, pour l'Italie ; à Austerlitz et Waterloo, il fait des prélèvement de terre pour que le sol du futur champ de bataille reconstitué soit à l'identique... Birkin achète même un masque mortuaire de Napoléon à un hôtelier louche de Waterloo.

L'obsession des bougies

De son côté, avec le directeur de la photographie John Alcott, Kubrick est obsédé par l'idée de filmer à la lueur des bougies et commence à étudier des pellicules spéciales. "L'éclairage des films historiques m'a toujours semblé très faux. Une pièce entièrement éclairée aux bougies, c'est très beau et complètement différent de ce qu'on voyait d'habitude au cinéma", dira Kubrick. "En effet, à moins que l'on ne désire un film irréaliste, il faut rechercher dans l'éclairage, les décors les costumes les conditions premières du réalisme."

Il engage un duo pour créer les costumes, duo qui exprime la dualité violente et sexuelle du projet : John Mollo, spécialiste des uniformes, et le concepteur d'opéras et de ballets David Walker. Ce dernier craqua au bout de trois mois de travail, épuisé par ce qu'il appelait les "dessins pornographiques pour Stanley Kubrick". Le réalisateur lui demandait en effet des robes Premier Empire qui mettaient très en avant les seins des actrices. "Il faut que le public ait le sentiment de ce que cela représentait d'être avec Napoléon", disait Kubrick.

En fait, "il était intéressé par tout ce qui avait un parfum sexuel", résume Birkin. "Le scénario traitait de sa faillibilité émotionnelle et de la manière dont les femmes ne lui rendaient pas son amour"... Kubrick assumait cette mise en avant de la vie amoureuse de Napoléon : "Sa vie sexuelle vaudrait qu'Arthur Schnitzler s'y penche !" (le réalisateur adaptera d'ailleurs une nouvelle de Schnitzler en 99 avec Eyes Wide Shut).

Stanley Kubrick sur le tournage de Barry Lyndon
Stanley Kubrick sur le tournage de Barry Lyndon / ABACA

"On peut dire que sa recherche l'avait virtuellement conduit à savoir où se trouvait Napoléon chaque jour de sa vie ainsi que tous les gens de son entourage", résume John Alcott. Car Kubrick engage deux conseillers historiques : David Chandler, historien à l'Académie militaire royale de Sandhurst, et surtout Felix Markham. Cet éminent professeur d'histoire moderne à Oxford avait publié en 1963 une biographie de Napoléon qui sera au centre du film de Kubrick : il couvrira de notes son exemplaire du bouquin.

Le projet Napoléon est officiellement annoncé par la MGM en juillet 1968 : ce même mois, Kubrick passe deux jours entiers à discuter de Napoléon avec Markham, qui a vendu les droits d'adaptation cinéma de son livre au studio et mobilise ses étudiants pour écrire des fiches historiques afin de servir la production. Par contrat, l'historien doit faire preuve d'une disponibilité pleine et entière au cinéaste. Les bandes des enregistrements des discussions ont disparu mais les transcriptions d'époque sont intégralement reproduites dans le livre de Taschen.

Le réalisateur est obsédé par l'idée de faire un "documentaire historique", il est terrifié à l'idée de laisser passer une seule erreur (ironiquement, son script se terminera sur l'image d'un ours en peluche, ce qui est un anachronisme). Markham, suivant la remarque d'un voyageur anglais en Corse à la fin du 18ème siècle, indique à Kubrick que si tous les acteurs du film sont anglophones, la meilleure façon pour eux d'imiter l'accent corse est de prendre l'accent écossais en anglais. Leur discussion est savoureuse : Kubrick, avide de détails, demande à Markham si les Chouans peuvent être comparés à des cow-boys du Texas et insiste sur leur capacité à mener des combats sanglants.

Le cinéaste veut des fiches sur tous les sujets. Comment Napoléon s'adresse à ses généraux ? Comment les sabots des chevaux sont protégés en hiver ? Il est déjà en guerre. Plus qu'en guerre : en campagne. "La voix off de de Napoléon aurait expliqué combien il préparait ses campagnes méticuleusement, mais si vous remplaciez 'campagne' par 'film', c'était exactement ce que faisait Kubrick", résume Birkin. Les milliers de fiches composées par l'équipe d'Oxford tiennent dans un petit meuble : elles y sont classées par ordre chronologique et permettaient à Kubrick de savoir exactement qui faisait quoi au jour près pendant l'épopée napoléonienne.

"Si seulement Depardieu ressemblait à Napoléon...

En 1969, c'est l'année du bicentenaire de la naissance de Napoléon : Kubrick espère encore commencer le tournage en hiver, pour tourner les extérieurs "en deux ou trois mois". "Après ça, le travail en studio ne devrait pas prendre plus de trois ou quatre mois supplémentaires". Kubrick voulait tourner les scènes de bataille en Roumanie et engager jusqu'à 40 000 soldats de l'armée locale pour faire les fantassins, plus 10 000 cavaliers. On évoque au casting des noms comme Alec Guinness, Charlotte Rampling, Peter O'Toole, Peter Ustinov, Audrey Hepburn (elle refusa le rôle de Joséphine), Jean-Paul Belmondo... Mais surtout, qui pourra incarner Napoléon ?

"Il n'y a jamais eu de film bon ou véridique sur lui", a dit Kubrick qui voit évidemment beaucoup de films consacrés à l'Empereur. "Pas un seul bon. Même pas un qui soit décent", se souviendra-t-il en 1987. "Tous les Napoléon ont été épouvantables. Brando a été exécrable. Rod Steiger a été ridicule. Charles Boyer désastreux... Si seulement Gérard Depardieu ressemblait à Napoléon. C'est un acteur fantastique." Mais à l'époque, Depardieu n'est pas encore dans les parages et Kubrick hésite d'abord entre Oskar Werner (Jules et Jim), David Hemmings (Blow-up) et Ian Holm. Mais finalement, il choisira Jack Nicholson, après avoir été épaté par son rôle dans Easy Rider de Dennis Hopper. L'acteur s'en rappellera auprès de Michel Ciment :

"Il m'a téléphoné et a évoqué ce projet de Napoléon avec des acteurs britanniques qui prendraient un accent intermédiaire entre l'anglais et l'américain qu'on appelle mid-atlantic. Il s'était plus ou moins blessé à la jambe ou au bras et, étant couché pendant une semaine, il avait visionné des films, dont Easy Rider. Cela l'avait amené à penser à moi pour le rôle de Napoléon et à revoir le problème de l'accent si l'idée m'intéressait. Je lui ai bien sûr répondu que oui. Il m'a alors demandé de faire une lecture au magnétophone pour entendre ma vraie voix, car dans Easy Rider, j'avais un fort accent sudiste."

Mais cela n'ira pas plus loin, et l'acteur ne lira même jamais le scénario de Napoléon puisque peu de temps après, le projet coule et Kubrick est déjà passé à Orange mécanique. "J'attendais de ses nouvelles", conclut Nicholson, qui restera longtemps en contact avec le cinéaste et sera évidemment au centre de l'horrifique Shining en 1980.

Stanley Kubrick sur le tournage d'Orange Mécanique
Stanley Kubrick sur le tournage d'Orange Mécanique / ABACA

En novembre 1968, Kubrick rédige une note d'intention de Napoléon (visible évidemment dans le Taschen), véritable plan de bataille, où il expose surtout comment gérer financièrement un tel projet : principalement en refusant d'engager "des stars hors de prix", "qui augmentent sans raison le budget d'un film". Il estime que son film peut durer 180 minutes, avec un tournage de juillet à septembre 1969, "avec dix jours de voyage perdus". Il y démontre, calculs à l'appui, comment tourner d'immenses scènes de bataille sans fair exploser le budget.

Mais à l'automne 1968, Robert O'Brien, président de la MGM, est mis en difficulté par son conseil d'administration qui lui reproche certains échecs récents et coûteux (on estime à l'époque que les recettes de 2001 n'ont pas été à la hauteur du temps et de l'argent dépensés, par exemple). A la fin de l'année, Kubrick n'arrive pas à obtenir son budget de la part du studio et renvoie toute son équipe de choc de chercheurs et techniciens. En janvier, il se sépare de la MGM et envisage de porter le projet à United Artists.

Dix chapitres et 3h20 

C’est à ce moment-là que Kubrick écrivit le scénario complet du film, qu'il termine en septembre 1969. Divisé en dix chapitres, il pourrait finalement donner un film de 3 heures 20, soit à peine plus que Le Docteur Jivago de David Lean. Le premier chapitre est "1798 – la Révolution" et le dernier "Sainte-Hélène", et chaque épisode illustre un tournant de la vie de l'Empereur. L'histoire de Napoléon est racontée à l'aide de plusieurs voix over : celle d'un narrateur omniscient, et celles des protagonistes.

Mais l'époque n'est plus aux très grands spectacles historiques coûteux et bourrés de stars. Kubrick sent bien que son projet n'obtiendra jamais le budget nécessaire (un gros Waterloo, produit en URSS, avec Rod Steiger en Napoléon et Orson Welles en Louis XVIII fait un flop en 1970) et il se met à chercher des projets plus faciles. Il se rappelle alors du roman d'Anthony Burgess Orange mécanique, que son assistant Terry Southern lui offre pendant le tournage de Docteur Folamour.

Le brusque intérêt du réalisateur pour adapter au cinéma ce livre bref et violent qui raconte la vie d'Alex, jeune en quête d’ultra-violence dans le Londres d'un futur proche, n'est pas très clair. Désir de montrer ce qu'il savait faire face au cinéma dit du "Nouvel Hollywood" ? Désir de choquer la censure, lui qui avait déjà adapté le sulfureux Lolita de Nabokov sur grand écran ? Désir d'un film-choc et radical à l'opposé de l'énorme Napoléon qu'il ne parvenait pas à monter ?

En tous cas, Kubrick se réjouit de mettre son film au son de reprises électroniques de Beethoven - l'obsession d'Alex Delarge, joué par Malcolm McDowell (qui découvrira pendant le tournage que le réalisateur mangera tous les plats de son repas en même temps "comme Napoléon"). Et Kubrick découvrira que Burgess et lui sont tout aussi obsédés par Napoléon. Après en avoir discuté, l'écrivain lui adressera fin 1971 une première version de son roman La Symphonie Napoléon, qui raconte la vie de l'Empereur en s'inspirant de la troisième symphonie de Beethoven, dite « Héroïque » (à l'époque, le compositeur avait dédié sa symphonie à Bonaparte, mais en 1804, lors du couronnement en tant qu'Empereur, Beethoven la supprima). Kubrick ne fut pas satisfait du récit de Burgess, qui présentait un Napoléon pointilleux, maniaque, maladif, plus obsédé par la bureaucratie que par les femmes.

En septembre 1971, la MGM annonce qu'elle réduit sa production cinéma pour se concentrer sur la télévision, et vend une bonne partie de son catalogue. Tout espoir de voir produire le Napoléon de Kubrick disparaît. Près de cinq millions de dollars ont été dépensés dans l'énorme pré-production qui a mobilisé une équipe de vingt personnes. Birkin offre pour Noël le masque mortuaire de Napoléon acheté à Waterloo à Kubrick, mais le réalisateur le refuse. Après la sortie d'Orange mécanique en 1972, ne peut pas se résoudre à perdre tout l'énorme travail préparatoire accumulé et cherchera à l'utiliser.

Barry Lyndon
Barry Lyndon / Warner Bros

De Napoléon à Barry Lyndon

Après avoir dit non à un biopic de l'architecte nazi Albert Speer écrit par Birkin, le cinéaste caresse l'idée d'adapter La Foire aux vanités (1846) de William Thackeray, plusieurs fois adapté à l'écran, il tombera sur le méconnu Les Mémoires de Barry Lyndon du même auteur. Bien que situé quarante ans avant la Révolution française, Barry Lyndon recyclera ainsi tout le matériau préparatoire de Napoléon. Et sa technique, également, puisque le chef opérateur John Alcott tournera le film de la façon qu'aurait dû être éclairé Napoléon :

"Nos discussions sur la photo [de Napoléon] portèrent essentiellement sur les éclairages à la bougie à une époque où l'on n'avait pas l'équipement technique qui nous permit de tourner plus tard Barry Lyndon".

A défaut de raconter l'histoire de Napoléon, Kubrick pourra mettre en scène dans Barry Lyndon de belles batailles rangées ainsi que son obsession pour la reproduction historique avec ces plans reproduisant presque à l'identique des tableaux d'Hogarth ou Gainsborough. En 1975, l'année de la sortie de Barry Lyndon, Kubrick disait que son Napoléon pouvait durer trois heures pour un budget situé entre 50 et 60 millions de dollars de l'époque. L'année suivante, Barry Lyndon remportera quatre Oscars : musique, décors, costumes et photographie.

Napoléon était le projet kubrickien ultime : l'Empereur, vu comme un démiurge, un maître de guerre total et absolu qui affronte le système, est le double du cinéaste, qui pouvait, en récréant l'histoire, la soumettre à sa toute-puissance créatrice. Après Barry Lyndon, le cinéaste ne tournera que trois autres films : Shining, Full Metal Jacket (1987) et Eyes Wide Shut (1999), sorti quelques mois après sa mort survenue en mars 1999.

Kubrick n'a pas été le seul artiste à échouer à mettre en scène son grand œuvre sur Napoléon. Charlie Chaplin - dont la mère lui répétait sans cesse que son papa ressemblait à l’Empereur - s'y est aussi cassé les dents. L'idée d'enfiler le bicorne de Napoléon l'obsédait dans les années 20 (il se rend à un bal masqué déguisé à Napoléon en 1924), mais la sortie du monumental Napoléon d'Abel Gance en 1927 lui coupa l'herbe sous le pied. En 1931, juste après avoir terminé Les Lumières de la ville, Chaplin eut de nouveau l'envie d'incarner Napoléon grâce à un de ses assistants réalisateurs, Jean de Limur, qui lui conseilla un roman sur Napoléon.

En 1933, Chaplin engagea un journaliste anglais pour travailler sur un script à partir des Mémoires de Sainte-Hélène de Las Cases. En 1936, Jean de Limur donna à Chaplin un projet d'après le roman mais en l'absence de rôle pour Paulette Goddart, l'obsession de Chaplin à l'époque, le réalisateur le refusa. Il travailla cependant à un autre projet, intitulé Le Retour de Napoléon de Sainte-Hélène, avec l'écrivain, homme politique travailliste anglais et sympathisant communiste John Strachey. Le scénario, qui abonde en métaphores politiquement pacifistes, imagine que Napoléon s'échappe de sa prison de Sainte-Hélène grâce à un sosie. Mais Chaplin préféra s'attaquer au Dictateur ensuite, qui s'est sans doute nourri en partie de son projet avorté sur Napoléon (le sosie, le discours pacifiste, la figure totalitaire...).

Napoléon, la série ?

Aujourd'hui, le Napoléon de Kubrick fascine toujours, et parvient à rester en vie : outre la bible de Taschen, son scénario fut lut sur scène pendant deux jours à New York en août 2018. Et Spielberg, qui avait déjà tourné le projet de SF abandonné par Kubrick Intelligence artificielle, avait annoncé en 2013 reprendre le Napoléon sous forme de série télé chez HBO. En 2023, dix ans plus tard, il a annoncé à Berlin qu’il travaillait toujours sur "une mini-série en sept épisodes basée sur le scénario original de Stanley". Verra-t-on un jour Napoléon, alors que ce projet semble idéalement taillé à notre époque où la série télé peut idéalement accueillir, plus que le cinéma, des projets de cette ampleur et de cette ambition ?

"Ce serait bien de le tourner comme un feuilleton de vingt heures pour la télévision", admettait Kubrick en 1976. "Mais les chaînes n'ont pas assez d'argent pour financer un tel projet. On aurait presque l'ampleur d'un roman, ce qui permettrait d'utiliser une structure très différente de celle du cinéma. Ce serait une autre forme, qui n'a jamais été vraiment employée. Le problème évident, c'est celui de l'acteur qui interprèterait Bonaparte et Napoléon. On le résout habituellement en prenant deux comédiens. Al Pacino ferait un très bon Napoléon jeune. Mais je ne connais personne qui ressemble au vieux Napoléon. Il reste bien entendu la possibilité de filmer les vingt épisodes assez lentement pour que Al Pacino ait cinquante ans à la fin du tournage !"

En 2015, Hervé Dumont identifiait 295 interprètes de Napoléon "sur 390 films où le personnage est physiquement visible à l'image" (il ne compte pas les caméos comiques comme Terry Camilleri dans L'Excellente aventure de Bill et Ted ou Alain Chabat dans La Nuit au musée 2). Depuis, il faut ajouter Mathieu Kassovitz dans l'excellente série télé de la BBC Guerre et paix (2016). Qui pourrait s'emparer du flambeau kubrickien ?

La voix du narrateur à la toute fin du scénario 1969 de Napoléon dit que la tombe de l'Empereur "est finalement restée sans nom". On peut aussi rester sur l'épitaphe de Barry Lyndon, beaucoup plus cynique : "C'est pendant le règne de George II que vécurent les personnages susdits et qu'ils se querellèrent. Bons ou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égaux, à présent."

Pour en savoir plus

Kubrick, Michel Ciment, Calmann-Lévy, 1980

Stanley Kubrick, John Baxter, Seuil, 1997

Napoléon & le cinéma : un siècle d'images, Jean-Pierre Mattei (dir.), Editions Alain Piazzola, 1998

Stanley Kubrick's Napoléon, Alison Castle, Taschen, 2009

Napoléon, l'épopée en 1000 films, Hervé Dumont, Ides et Calendes, 2015