La Maman et la putain
Bernard Prim/Les Films du losange

Objet culte depuis sa sortie scandaleuse en 1973, le film fleuve de Jean Eustache a subi l'an dernier un lifting en 4K. Sa restauration va-t-elle faire rentrer dans le rang cet astre noir de la cinéphilie ? Éléments de réponses avec quelques passionnés.

Mise à jour du 18 mai 2023 : Alors que le festival de Cannes 2023 bat son plein, La Maman et la Putain fête aujourd'hui son cinquantième anniversaire. Et cette oeuvre hors du commun est au coeur de la programmation spéciale Cannes de France Télévisions : rendez-vous ce lundi 22 mai pour la (re)voir sur France 4.  Le film ensuite visible pendant 7 jour en replay sur le site de la chaine à partir du 23 mai.

A cette occasion, nous repartageons une longue analyse du film de Jean Eustache datant de l'été dernier, au moment où il est ressorti au cinéma, réédité en 4K. Plusieurs personnalités fascinées par son contenu avaient accepté de le décrypter pour Première.

Actualité du 8 juin 2022 : La Maman et la Putain sort en mai 1973 dans la foulée de sa houleuse mais glorieuse présentation au Festival de Cannes d’où il repart avec le Grand Prix. Les 3h40 impressionnent forcément un peu et empêchent le déploiement d’un large succès public (plus de 300 000 entrées tout de même!). La critique à couteaux tirés se divise sur ce qu’il faut penser de cet objet scandaleux où le triolisme, à défaut d’être joyeux, est pleinement assumé. L’ensemble est porté par un noir et blanc sauvage et une prise de son direct. Comment « vendre » un film qui contrairement à ce que son titre pourrait laisser supposer ne se donne pas au plus offrant mais prend au contraire ses distances avec l’amateur vulgaire de plaisirs trop identifiés? Jean Eustache, suicidé en 1981 d’une balle en plein cœur, a prévenu les journalistes dans une note que ses producteurs ont jugé utile de lui faire écrire : « Un résumé du scénario ne donnerait aucune idée des ambitions et des possibilités du film. Et cependant La Maman et la Putain ne peut être que ce qu’il est (...) Mon sujet, c’est la façon dont les actions importantes s’insèrent à travers une continuité d’actions anodines. »

Essayons tout de même de dessiner quelques contours. Paris, intérieur jour. Ouverture au noir. Alexandre (Jean-Pierre Léaud) se réveille en sursaut à côté d’une femme (Martine – Bernadette Lafont) qui dort en- core, se précipite dehors pour en retrouver une autre (Gilberte – Isabelle Weingarten), son ex-petite amie qui l’éconduit illico, et tombe par hasard sur celle qui va devenir sa nouvelle maîtresse (Veronika – Françoise Lebrun). Alexandre pérore, soliloque, séduit, agace, ne se lasse jamais de lui-même et passe son temps dans un désœuvrement étudié entre le café de Flore, les Deux Magots, le Rosebud, et le deux-pièces cuisine de Martine. Eustache vient d’inventer la matrice du film post-Nouvelle Vague qui empoisonnera les décennies suivantes d’un certain cinéma d’auteur français prenant au pied de la lettre ce pseudo-réalisme débraillé.

Il faut d’emblée lever un malentendu. La Maman et la Putain n’a rien d’un prototype, c’est une œuvre unique, infranchissable, indépassable. Trois heures quarante, comme une phrase proustienne où le flot continu porte en lui toutes les grâces et les douleurs du monde. « Le rythme, c’est le film », balance Eustache sur un plateau de télé depuis le Festival de Cannes devant une meute enragée qui s’interroge sur la durée monstre de cette Maman et la « P, trois petits points », dixit Léon Zitrone refusant de prononcer à une heure de grande écoute « l’horrible » mot. Au moment de son inscription en Compétition officielle, les organisateurs avaient provisoirement rebaptisé le film La Maison et la Poupée. Qu’importe, puisque, in fine, le jury présidé par Ingrid Bergman (qui déteste le film) célèbre l’audace de cette « Maison ». Il se dit qu’en son sein, ses défenseurs sont l’écrivain Lawrence Durrell et, plus étonnant, le cinéaste « qualité française » Jean Delannoy. Preuve, s’il en est, que cette « Putain » est à tout le monde.

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Un Paris fantastique

Le film est porté par un naturalisme en trompe-l’œil, « le faux » y est un moment « du vrai ». « On y découvrira, en passant, comme dans tous les paradoxes, une part de vérité », écrit Eustache. Au cinéma, il faut savoir naviguer sur des rives lointaines. Cette étrangeté fera écrire au futur cinéaste Cédric Anger dans les colonnes des Cahiers du cinéma, en 1998, un texte critique intitulé Un vampire de noir vêtu : « On oublie à quel point cette œuvre culte demeure l’un des grands films fantastiques de tous les temps. Ce Paris décrit comme un espace de cauchemar où les personnages retombent toujours sur les mêmes personnes, ville-lumière qui avale ses créatures... » Aujourd’hui, Anger tient toujours la même position : « C’était une façon un peu provocante de ne pas réduire le film à ce qu’il pouvait sembler paraître de prime abord, une étude de mœurs affectives de l’après-68. Eustache était un grand admirateur du cinéma muet. Le noir et blanc du film renforce cet aspect-là. On est plus chez Murnau avec ces oppositions entre le jour et la nuit, la traversée d’un no man’s land, que chez Pialat ou Rozier... »

Occuper l’espace

Depuis 2022, le 1973 de La Maman et la Putain nous apparaît comme une autre planète. On a pourtant envie d’habiter cet été-là, d’être à côté de ces fantômes, de boire leur parole jusqu’à dériver avec eux vers d’insondables royaumes... Mais peut-être ce monde était-il déjà étranger à ses contemporains ? Ici, on écoute Fréhel ou Piaf, pas les Stones ; on porte du velours côtelé, pas de fleurs dans les cheveux ; on cite Bernanos, pas Sartre ou Duras. La libération de la femme est évoquée avec une douce ironie : « Quand j’aime quelqu’un, j’aime bien lui porter son petit-déjeuner », balance Veronika à Alexandre qui s’étonne qu’elle n’ait jamais entendu parler du M.L.F. Il est aussi question des filles vues chez Robert Bresson et des « gens aussi beaux qu’un film de Nicholas Ray ». L’ensemble baigne dans un mini-territoire Rive gauche, peuplé de dandys intellos qui parlent avec afféterie pour ne rien dire et finissent quand même par tout exprimer. « Je n’ai jamais compris les gens qui, sans se connaître, trouvent des sujets de conversation. Je crois qu’il faut se taire, se regarder en silence. Ou bien parler beaucoup parce que cela revient au même », remarque Alexandre. Eustache choisit la seconde option : occuper l’espace d’un verbe haut et intarissable. « Dans un film sur la parole, je préfère filmer le récit de l’action que l’action elle-même. » Les pulsations, donc le réel, du film se situent précisé- ment là. À l’instar d’un Rohmer auquel on peut rapprocher Eustache sur bien des aspects, les mots sont des muscles qui déterminent autant des idées qu’un espace et une temporalité. C’est bien un 1973 détaché de lui- même que raconte le cinéaste. « Il ne livre pas de théories sociologiques sur une époque : les espoirs déçus, le maoïsme, tout ça, il devait au pire s’en foutre, au mieux trouver ça ridicule, poursuit Cédric Anger. Il filme des comportements et surtout un langage et comment celui-ci exprime des états d’esprit... »


Gaspar Noé, qui vient de remettre en lumière Françoise Lebrun dans Vortex confirme : « Le trouble du film, son mystère éternel, provient de son excès de franchise, de cette idée que tout peut être exprimé et montré. Eustache dit en substance : “Soyons clairs et nets sur ce que nous sommes et ce que nous représentons.” Dès lors, on ne peut qu’être fasciné par cet autoportrait d’un cinéaste où les couches de réalisme se superposent, où les êtres se mettent dans la peau des autres, comme des chaises que l’on déplace... » Car Eustache, né à Pessac dans le Sud-Ouest en 1938, au sein d’un milieu populaire, enfant de la Cinémathèque française et proche de la bande des Cahiers, parle ici à la première personne. Il rejoue les joies et les drames de ses passions récentes dans les lieux mêmes où ils se sont passés. Il a surtout convoqué autour de lui – devant et derrière l’objectif – les femmes de sa vie affective. Pour autant, aucune d’entre elles ne joue directement son propre rôle, chacune prenant le costume d’une autre. Jeu pervers où tout le monde se sait épié. Une dangereuse catharsis où l’on danse autour d’un feu brûlant.

La Maman et la Putain a pourtant été tourné dans une relative euphorie avec une équipe réduite, entre mai et juillet 72, la caméra de Pierre Lhomme le plus souvent à hauteur du sol comme dans un film d’Ozu. Godard, Truffaut, et même l’Américain Bob Rafelson ont mis la main à la poche. Le film est porté à bout de bras par le producteur Pierre Cottrell. Eustache avait toutefois pré- venu son directeur de la photo : « Dans tous mes films, il y a un suicide. » Et de fait, Catherine Garnier, ancienne amoureuse du cinéaste, engagée sur le projet en tant que directrice artistique et représentée à l’écran par Bernadette Lafont, se donnera la mort quelques heures après la première projection d’équipe. La jeune femme lais- sera ce mot à son ancien amant : « Le film est sublime. Laisse-le comme il est. » La Maman et la Putain lui est dédié. Moins de dix ans plus tard, Jean Eustache accomplira le même geste irréversible.

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Le temps détruit tout

En cinquante ans, un culte a grandi autour de la part supposément maudite d’un film parfumé d’absinthe, un chant de Maldoror dont on ne peut saisir totalement la force ténébreuse et secrète. La Maman et la Putain est devenu un oiseau rare montré à l’arrache sur des VHS abîmées puis repiquées sur des DVD usés jusqu’à l’os, projeté à la Cinémathèque dans des copies indignes de sa réputation, diffusé à la télé à des heures indues, et accessible à la volée sur une bande passante qui le saucissonne à l’envi. Les habits de la mariée ont été souillés de toutes parts. Le noir et blanc granuleux d’un 16 mm des premiers âges, fragile par essence, et le son direct sur lequel des éléments parasites s’étaient mélangés à la matière brute originelle ont vu leur identité brouillée. Aujourd’hui, le joyau refait enfin surface via une restauration pilotée par Les Films du Losange avec l’aval et le concours de Boris Eustache, l’un des deux fils du cinéaste, et seul ayant droit de l’œuvre de son père, longtemps intraitable sur la question. Celui que l’on voit enfant traverser le cadre dès le début du film a épuisé plusieurs éditeurs vidéo, refusant d’être dépossédé d’un film dont il autorisait au compte-gouttes les diffusions télé ou certaines exploitations en salles. Il semblerait que la société des Films du Losange, un des temples historiques de la Nouvelle Vague, et coproductrice du film d’Eustache, a trouvé les bons arguments.

Malheureusement, Boris Eustache n’a pas souhaité répondre à nos questions. Cette sortie des limbes salutaire va-t-elle toutefois mettre fin à un certain romantisme lié à la rareté du film ? Régine Vial, l’une des figures clés des Films du Losange, distributrice et productrice, tempère : « Le film va être découvert par d’autres générations, par des gens qui ne le connaissaient que dans des conditions épouvantables. Il reste vivant. Les éléments photochimiques sont fragiles. La Maman et la Putain était en danger, il ne fallait pas que les choses se perdent. Ce film appartient à l’histoire de l’art. Eustache, Rohmer, Truffaut ou Rivette sont nos impressionnistes. » Françoise Lebrun, pour sa part, n’a jamais désespéré revoir un jour, dans toute sa plénitude, « ce météore dans le ciel du cinéma, qui reste dans l’espace, ne retombe jamais, semble inscrit pour l’éternité ». Au téléphone, on reconnaît sans peine la voix gracieuse, faussement fragile, de celle qui reste à jamais la Veronika de La Maman et la Putain. « Je reviens de Londres où j’ai présenté le film devant une salle comble. Il continue d’impressionner beaucoup de monde. » Gaspar Noé poursuit de son côté : « Son inaccessibilité ajoutait effectivement un supplément d’âme, un peu à la façon de L’Âge d’or de Buñuel, longtemps invisible. Il est désormais nécessaire de le revoir en grand, tel qu’il a été voulu et pensé par Eustache. Le culte du film ne peut pas diminuer, au contraire. Devant les 3h40 de La Maman et la Putain, on ne voit pas le temps passer, on est tellement dans le réel, et ce, malgré le noir et blanc, la théâtralité, ce côté joueur, très dostoïevskien... »

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Cure de jouvence

C’est au sein des studios de l’Image retrouvée et d’Eclair Classics, dans le 18e arrondissement parisien, que le long métrage connaît enfin le lifting 4K si longtemps retardé. Pour ce travail, les techniciens se réfèrent à une copie d’époque, prêtée par Boris Eustache. L’enjeu, on s’en doute, est de ne pas trahir la texture de ce film aux allures de home-movie. « L’image est baignée d’une lumière Nouvelle Vague, précise Bruno Patin, l’étalonneur de cette restauration. C’est-à-dire presque naturelle, réalisée sans beaucoup de matériel. Parfois, les personnages sont totalement engloutis par la nuit. Il fallait respecter ça. Outre le nettoyage d’une image qui a pu être abîmée par le temps, nous avons éclairci en numérique certaines zones afin de raccorder entre eux quelques champs-contrechamps. Des choix que Pierre Lhomme [décédé en 2019], aurait, j’en suis sûr, souhaité lui aussi. » Quant au son qu’Eustache a pris sur le vif, s’il garde cette impureté originelle, les crépitements que l’usure avait fini par ajouter ont été supprimés. « C’est très émouvant de réentendre les personnages comme s’ils étaient là, tout près... », se réjouit Régine Vial en découvrant sur l’écran les premières minutes d’un film immaculé.

Voici donc La Maman et la Putain totalement tiré d’affaire et, avec lui, le génie d’Eustache. C’est au Festival de Cannes, à l’endroit même où le film a déchaîné les passions il y a quarante-neuf ans, qu’il a réapparu en grande pompe dans le cadre de Cannes Classics, avant une sortie en salles le 8 juin, et dans la foulée – Graal cinéphile – une édition vidéo digne de ce nom. La Maman et la Putain, même panthéonisé, restera cet enfant terrible qui refuse de vieillir et de rentrer dans le rang. Mais le film le plus célèbre de son auteur n’est que la partie émergée d’un iceberg contre lequel les passionnés du monde entier vont désormais pouvoir se frotter. « Aux Films du Losange, conclut Régine Vial, nous sommes très attachés à la notion d’œuvre, c’est d’ailleurs ce qui a convaincu Boris Eustache de nous confier ce travail de restauration. Après La Maman et la Putain, nous enchaînerons avec tout le reste de la filmographie d’Eustache : Les Petites Amoureuses, Le Père Noël a les yeux bleus, La Rosière de Pessac, Numéro zéro... »

Et puisqu’on peut désormais se quitter avec la certitude de les revoir bientôt, éternellement en vie, éternellement jeunes, laissons Alexandre et Veronika juste après leur premier rendez-vous au Train bleu, restaurant chic de la gare de Lyon où il y a « à droite, les trains, la campagne, à gauche, la ville ». La malicieuse Veronika lance à son amant toujours insatisfait : « Ne faites pas cette tête. La vie est belle. La vie est merveilleuse. Vous ne voyez pas ? Regardez ce ciel horrible. »