Le cinéaste nous raconte son obsession pour cette histoire folle et revient sur les fixettes de l’époque pour l’industrie et les performers.
PREMIÈRE : Vous portiez ce projet depuis plus de dix ans. Qu’est-ce qui vous intéressait autant dans le conte ?
GUILLERMO DEL TORO : Depuis plus longtemps même, au moins quinze ans… En réalité, c’est un mythe qui me suit depuis mon enfance. Ce fut un point de contact fondamental avec ma mère et j’ai toujours su que je le réaliserai en animation. C’est seulement au début des années 2010, quand j’ai rencontré l’artiste graphique
Gris Grimly, qui avait designé un superbe Pinocchio, que j’ai su qu’on pourrait faire le film. Son Pinocchio (quasiment celui du film) est très organique, élégant comme un enfant, avec un aspect incontrôlable aussi.
Mais pourquoi ce mythe en particulier ? Dans le registre fantastique, les créatures que je préfère sont Frankenstein et Pinocchio. Parce qu’elles sont très proches de ce qu’est l’enfance pour moi : le choc entre soi et le monde. Cette collision entre le monde et l’enfance est au coeur de tous mes films. Et je crois que j’ai passé toute ma vie à reconfigurer mes sept premières années.
« Le génie, c’est l’enfance retrouvée » c’est ça ?
D’une certaine manière, oui. Vous naissez complet et le monde vous détruit progressivement pendant vos sept premières années. L’école vous détruit, la famille vous détruit, la religion vous détruit, la politique vous détruit. Tout le monde vous dit qui vous devez être et vous vous faites briser par les attentes extérieures. Les personnalités artistiques se font massacrer par ce genre de pressions parce qu’il y a un tel hiatus entre ce que le monde vous impose et ce qu’il est réellement… Les adultes mentent et se mentent. Et c’est cette folie qui ravage tout.
Pinocchio par Guillermo del Toro : l'un des plus beaux films de l'année [critique]C’était le sujet de Nightmare Alley. Par pure coïncidence, en France, Nightmare Alley et Pinocchio encadrent l’année et se répondent thématiquement…
Les deux films sont effectivement très proches. À tel point que je n’ai pas pu m’empêcher de glisser dans Pinocchio un plan qui fait référence à Nightmare Alley. Quand le singe rentre dans le cirque, on voit une roue de la fortune, et c’est un écho direct au moment où Stan et le major rentrent dans la foire et passent devant la même roue… Ce sont deux films qui parlent de la vérité et des mensonges, et surtout qui examinent comment les gens « racontent » qui ils sont et ce qu’ils font. Et comment on peut s’illusionner sur qui l’on est vraiment. Mais la philosophie des deux films est quasiment contraire. Si Pinocchio raconte que c’est en désobéissant qu’on est fidèle à ce que l’on est vraiment, dans Nightmare Alley, Stan a peur de devenir ou même de savoir qui il est vraiment. Il ne le découvre qu’à la fin du film. Alors que Pinocchio, lui, le sait depuis le début !
Ce sont aussi deux films sur le divertissement.
C’est vrai, mais ça ne m’obsède pas plus que ça. C’est mon métier, donc j’y pense, naturellement. Et j’y suis confronté tous les jours. J’ai rencontré des gens dans l’industrie qui sont à la fois magnifiques et terribles. En tant que storyteller, je m’interroge sur ce que je fais, sur ce que je vois, mais comme dans n’importe quel autre métier…
Pourtant, cette année, c’était le coeur des films les plus passionnants. Blonde, Nope, et même le Pinocchio de Zemeckis questionnaient le showbusiness.
Mais est-ce vraiment propre à cette année ? Évidemment, il y a la volonté de réfléchir à ce qu’on fait, à nos propres mécanismes. D’ailleurs, vous avez oublié The Fabelmans [de Steven Spielberg] qui raconte quelque chose sur les fabricants d’histoires et sur le pouvoir de la fiction. Si je voulais vous suivre, je dirais que nous sommes à un moment où les artistes ont besoin de questionner les dynamiques narratives. Parce que les histoires vous offrent la vérité comme elles peuvent aussi vous offrir le mensonge. Cette réflexion, aussi esthétique que morale et pratique est devenue cruciale ces temps-ci, mais…
Mais ça ne vous paraît pas si évident que ça ?
Eh bien dans le cas de Pinocchio, ça semble même paradoxal. Parce que le film a mis plus de quinze ans à se faire. Alors disons que ce doit être le zeitgeist. Je sais que la culture a un rythme, qu’elle a des cycles. Et aujourd’hui, peut-être a-t-on besoin de personnages qui naviguent dans des histoires complexes, et qui sondent les structures créatrices.
Vous n’y voyez pas un effet post-Covid ? Comme le besoin d’interroger les principes du spectacle, ou les acteurs, après un moment qui nous a fait perdre le contact avec le cinéma ?
Je ne pense pas qu’on puisse réfléchir à un événement aussi énorme que le Covid si rapidement. On verra ce que le Covid et les médias sociaux auront fait à notre culture d’ici vingt ans. Regardez les années 70 ou les années 80 : les cinéastes n’avaient pas assez de recul pour pouvoir analyser leur époque dans les temps. C’était trop frais, trop vibrant. Par ailleurs – et Pinocchio le montre bien – le cinéma est un art du long terme. Très lourd industriellement.
Cependant, Nope, Blonde, Elvis et votre Pinocchio réfléchissent tous sur les performers...
Mais ce sont des films très différents. Entre eux, et avec mon Pinocchio. Cela dit, c’est vrai que tous ces films sont traversés par une même idée. Rester fidèle à soi-même ou se trahir dans l’industrie du showbusiness. Mais au-delà de ça, ces films sont parfois aux antipodes. Dans leur approche de la fable même. D’ailleurs, contrairement à Nope ou à Blonde, la métaphore centrale de Pinocchio ne concerne pas seulement le cinéma. Le personnage est certes un performer, mais qui traverse tous les lieux de sociabilité : la ville, l’église et même la famille. L’alternative à laquelle est confronté le héros concerne moins l’industrie que la vie : doit-il obéir aux injonctions du monde ? Ou désobéir à ce qu’on lui demande de faire ? Ce Pinocchio change même toutes les règles du conte original – parce que Carlo Collodi racontait l’histoire d’un enfant qui devait obéir ; le nôtre est une fable sur le refus d’obéir, sur la désobéissance. Collodi disait : « Si tu changes, les autres t’aimeront. » Nous disons : « Si tu restes toi-même, les autres t’aimeront d’un amour qui en vaut la peine.
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