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- « Ca se passe au Carlton ? » - « Non, au Park Suite, je sais pas ce que c’est ». Reclus dans un hôtel pourri comparé au standing cannois, Abel Ferrara se prête plutôt de bonne grâce au jeu (de dupe) organisé par Wild Bunch pour hacker le festival avec l’événement Welcome to New York. Tout en carburant au Perrier, l’ex addict veut nous faire oublier l’affaire DSK (« je m’en fous de ce type ») pour nous convaincre que Dévereaux, la patron d’une institution financière internationale probable candidat à la présidentielle française incarné par Depardieu, c’est lui. Le fait divers, le ici et maintenant, il s’en tape, Ferrara est un artiste, bouddhiste de surcroît : lui il bosse pour la postérité. Et pour les esquimaux aussi.Abel, pourquoi tant de haine ? 
Envers moi ? Envers Gérard ? 

Non. Dans ton film. Contre DSK – c’est même littéralement dit par Depardieu dans l'intro. 
Mec, t’as rien compris. Je donne pas dans ce genre d’émotion. Je m’en fous de ce type. Quand Gérard dit ça, il parle de son personnage. Je le connais pas DSK, peut-être que Gérard le connait, mais moi, Dominique, je le connais PAS. 

Tu le connais pas mais tu l’appelle Dominique ? 
Comment veux-tu que je l’appelle ? Mr Strauss Khan ? DSK ? Chairman of the board ? Professeur ? Maire ? Tu sais de qui je parle non ? Mais en fait je parle pas de lui, je parle de l’addiction. Ce truc qu’on a tous en nous, qu’on poursuit. Je suis passé par là, je connais. Le film n’est pas sur lui, mais sur ça. Quand Gérard dit qu’il déteste ça, il traduit la peur d’y être allé et d’y retourner… Que les faits ce soient produits ou pas, c’est pas l’important. Dans le monde, des femmes ont été violées… C’est arrivé ? C’est pas arrivé ? Il a été piégé ? Le truc c’est le pouvoir. Ce qui m’intéresse, c’est les mecs qui poursuivent une addiction sans aucun égard pour les gens qui les aiment, qui les entourent ou qui veulent les aider… Je connais. J’ai peur de ça. Ce personnage, c’est moi.Le film c’est pour le juger ? 
Qui ?Ton personnage, DSK ?
DSK m’intéresse pas putain ! Je filme Depardieu ! Je ne suis pas un putain de jury. C’est une expérience… Ca a l’air de t’embêter de parler de DSK… Mais tu ne peux pas y échapper… Tu vas pas me dire que c’est la seule personne à avoir violé quelqu’un ? Ou à ne pas l’avoir violée ? Je n’allais pas faire un film unilatéral sur un mec que je ne connais pas. J’ai pas fait un documentaire ! Si j‘avais voulu, j’aurais pu le faire. Je lui aurais parlé, je l’aurais rencontré…Mais ça n’a aucun sens de prendre ce fait divers pour en faire un film alors ? J’ai rien pris du tout ! Un matin, je me suis réveillé et c’était là. Dans tous les journaux, la chambre, le sofitel. Tout. C’était dans l’histoire, ca faisait partie du Zeitgeist. Comme la guerre civile. Je suis un artiste, et je peux pas l’ignorer. C’est comme les Twin Towers. Un matin, elles n’étaient plus là. Quelqu’un les a fait sauter ou peut-être pas… c’était machin, c’était untel… Je m’en fous ! Et c’est avec ça que je combats mes démons. En face de ma caméra. C’est pas moi qui ai décidé de mettre un bandeau genre « ceci est inspiré d’une affaire ». Je fais un film moi ! Devereaux est un personnage, comme Mickey Mouse ! Depardieu, lui, il y voit le roi Lear, alors lâchez moi avec DSK.   Un personnage qui n’a pas droit à la rédemption 
Non ! Et j’espère ne jamais refaire un film pareil. Ce mec ne se remet jamais en cause, il n’a pas de miroir, c’est comme un vampire, ça ne l’intéresse pas. Il sème la destruction sur son passage, sans penser à ses enfants, sa femme, les gens qu’il doit servir…  Qu’est-ce que tu réponds au reproche d’antisémitisme ?
Vous êtes juifs ? 

Non
Et tu trouves ça antisémite ? 

Le rapport entre les juifs, l’argent et le pouvoir contamine ton film
Attends, d’où tu sors que Jacqueline Bisset est juive ? Jacqueline Bisset en juive, t’y crois ?On sait bien qui elle joue…
Non, TOI tu crois savoir qui elle joue, moi j’en sais rien. Dans l’intro Gérard explique quand même qu’il ne joue pas ce type précisément parce qu’il ne l’aime pas. Tu veux l’affaire Strauss Khan ? Sans moi.Pardon, mais ce n’est pas exactement ce qu’il dit…
Pour moi, si. Jacqueline n’est pas Anne Sinclair. Elle joue un amalgame de femmes que j’ai connues, peut-être même une femme avec qui je suis actuellement… Tu fais le raccourci avec Sinclair, mais…On ne peut pas s’empêcher de le faire
Mais tu crois qu’ils le font en Arizona ? Tu penses que dans 20 ans, ils penseront à Anne Sinclair ?Mais on est là, à Cannes, en France. Et il y a trois ans on ne parlait que de l’arrestation de DSK… Et tu voudrais qu’on ne pense pas à Sinclair ? Qu’on ne prenne pas le raccourci ? 
Tu fais des raccourcis. On parle du judaïsme et je te dis que tu fais des suppositions…Mais ce ne sont pas des suppositions. C’est comme un palimpseste : il y a ce qu’on voit en surface, mais il y a aussi tout ce qui est dessous
Mais t’es un spectateur. Tu le vois de ton point de vue. Moi je ne l’ai pas fait de ton point de vue. Dans 20 ans, personne ne se souviendra de qui est DSK. Oh… sérieux !
 Tu crois que quand Leonardo Da Vinci (je te rassure, je ne me compare pas à lui), quand il peint la Joconde, on se dit, « oh c’est la cousine de machin, son père faisait ci, sa mère ça… ».Oui, mais aujourd’hui… 
Aujourd’hui on s’en fout. Ca ne m’intéresse pas. Je suis bouddhiste, je travaille pour l’autre vie. Mes films sortent pas en salle… Mon dernier film sorti en salle, je l’ai fait il y a 35 ans (11’). Là, j’ai Jacqueline Bisset dans mon film, et ma seule question c’est est-ce qu’elle va baiser Gérard Depardieu ? Elle baise Depardieu, ou DSK qu’elle ne connait pas ? Savoir si elle est juive je m’en fous. Adjani les connaissait et elle n’a pas voulu jouer dans mon film.Tu es en colère ? 
Non ! Pas du tout. Que le mec me poursuive ? Bon, écoute, si je te disais que j’allais te poursuivre en justice, ça te ferait pas tellement plaisir. Mais ça fait partie du jeu… Tu sais, je viens de finir un film sur Pasolini, mort sur une plage. « Si tu crains la chaleur, dégage de la cuisine », c’est une expression américaine ! Mais je me sens pas concerné par le procès… Je suis un artiste moi, je vais continuer de faire mes trucs. (Il sort). On en était où ?
Tu disais que tu étais un artiste
Ah ah ah ! Un artiste. Ouais, c’est ça… Bon alors disons réalisateur.Et t’as pas l’impression qu’on parle moins du réalisateur que du cirque, du marketing…Mais c’est Cannes frangin ! C’est iTunes, Youtube, il faut financer les films coûte que coûte… Mais tu sais quoi, ce film, on pourra le montrer dans 60 ans à un esquimau. Je dois respecter ce type et je dois respecter l’intégrité de ce film. Je ne sais pas ce qu’il a fait au fond, mais je connais 30 personnes qui ont fait pire. Je te parle pas de l’affaire DSK, je te parle d’un homme et de son rapport aux femmes et au pouvoir. Pense à Kissinger : « le pouvoir est un aphrodisiaque ». Et Machiavel : « le pouvoir absolu corrompt absolument ». Je te parle des gens de pouvoir et ça vaut aussi pour le cinéaste sur le plateau. Et pour les acteurs. Depardieu avec les actrices. C’est une lutte…Le film est aussi une fable sur l’acteur. Sur Depardieu…
Ah ouais… T’es brillant toi !C’est-à-dire ?
Ce mec m’a séduit. C’est un type dont j’aime la carrière, les films. Il m’a ramené à la vie. Il m’a sauvé de mon cynisme. Avant lui, je faisais des films de manière cynique, je ne savais même plus si j’en avais vraiment envie. Lui, putain, c’était le premier sur le plateau. Il adore ça. Il est là, tout le temps. C’est une star. Tu vas chez lui, c’est le Vatican. Il me raconte ses histoires d’impôts : on le fait chier, alors il prend son passeport, le déchire et en récupère un russe fait par Poutine. Putain, mais qui d’autre est capable de faire ça ? Je ne sais pas si c’est un héros, j’ai abandonné mes héros il y a bien longtemps, mais il incarne une certaine libération, une liberté et une attitude de rébellion… Et sur le plateau, il est là. Tout le temps. Interview Gaël Golhen et Vanina Arrighi de CasanovaWelcome to New York d'Abel Ferrara, avec Gérard Depardieu et Jacqueline Bisset, est disponible en VOD. Abel Ferrara défend son film : Voir aussiLa review de Welcome to New YorkRencontre avec Jacqueline Bisset Où voir Welcome to New York en VOD ?