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Au moment où vous lirez ces lignes, Des Hommes et des dieux, le film de Xavier Beauvois sur le massacre des moines de Tibéhirine sera en train de passer la barre des 2 millions de spectateurs. Tentative d'explication2 millions ! 2 millions de spectateurs pour un film sur 7 moines qui vivent en prière, chantent des cantiques avant de se faire mystérieusement assassiner. En France, c'est du jamais vu. Le film vient d'entrer dans le top 5 des films français de 2010, après (dans l'ordre) Camping 2, L'Arnacoeur, Oceans et La Rafle. Sa forme lente, la mise en scène austère et dépouillée adoptée par Xavier Beauvois rendent ce succès encore plus incompréhensible. Alors, pourquoi ? Pourquoi un tel engouement ? D'abord, ne négligeons pas l'effet Cannes. Des Hommes et des dieux a reçu le Grand Prix du festival de Cannes 2010. Et même si la Palme d'Or 2010 (Oncle Boonmee) dépassera difficilement les 100 000 entrées, ce prix et cette exposition ont sans doute aidé Xavier Beauvois. Confirmation chez le distributeur du film, Mars : avant Cannes, "on pensait que le film ferait maximum 500 000 entrées nous expliquait-on récemment. Mais quand on a vu l'engouement cannois, on a changé nos prévisions, pensant faire plutôt 1 million. La première semaine on a compris qu'on allait aller beaucoup plus haut". Ce que confirmait récemment Stéphane Célérier (le directeur de Mars Distribution) au monde : "L'accueil à Cannes a été fantastique, il y a eu une ovation de près d'un quart d'heure, montre en main, à l'issue de la projection officielle. Tout a commencé à Cannes". L'accueil critique a effectivement été un bon tremplin. Rarement à Cannes, un film Français avait créé autant le consensus. Seul le film de Jacques Audiard, Un Prophète, présenté l'année précédente au festival, avait reçu ce genre d'accueil critique. Mais, avec le même prix à Cannes et les mêmes critiques, le film d'Audiard n'avait finalement réalisé "que" 1,33 millions d'entrées en fin de parcours.L'émotion suscitée par le fait divers est une autre explication avancée. La presse a publié quantité d'articles sur le massacre de Tibéhirine et ainsi ravivé la mémoire nationale. Mieux, la communauté catholique avait été majoritairement ciblée par la promotion et le marketing du film ("des avant-premières ont eu lieu pour des représentants de l'Eglise" expliquait Stéphane Célérier) et le public catholique a répondu en masse...Plus généralement, on remarquera que la vie de moine séduit les foules. Le Grand silence, documentaire de trois heures sur le quotidien de chartreux avait connu un succès démentiel - 158 313 entrées. Et il faut se rendre à l'évidence, les moines de Tibéhirine incarnent tout ce que le grand public ne trouve plus dans la société : noblesse d'âme, sens du sacrifice, désintéressement, réflexion sur la mort... C'est d'ailleurs, en gros, ce qu'avait confié Xavier Beauvois au magazine Première il y a quelques semaines. Quand on lui faisait remarquer que si son film était aussi troublant c’est qu’il posait sur les moines un regard plein d’empathie et en même temps distancié, Beauvois acquiesçait : “L’Eglise m’énerve. Mais justement, les moines et l’Eglise ont un rapport très spécial, et Christian (le personnage interprété par Lambert Wilson) énervait beaucoup sa hiérarchie, surtout par son désir de rapprochement avec L’Islam. On le trouvait trop pressé, trop radical... mais c’est lui qui avait raison. Le message des moines est beau : ce sont des hommes libres, égaux entre eux et avec leurs voisins... Ils ne font aucun prosélytisme. Ce sont pas de missionnaires. Plus j'avançais dans le tournage, plus je voyais des parallèles avec la situation de la France. Chez nous, on est de moins en moins libres, de moins en moins égaux et de moins en moins frères... C’était intéressant de mettre la société en perspective à travers le regard de ces moines finalement"...On remarquera que la force du film va pourtant bien au-delà de la foi; qu'il rejoint les valeurs humaines universelles de John Ford ou de Howard Hawks. D'ailleurs, si on regarde bien, Xavier Beauvois a réalisé un Western, dans la tradition des classiques 50's. Des Hommes et des dieux, c'est Fort Alamo, sans l'attaque des mexicains, ou Rio Bravo sans la violence : des hommes retranchés dans un camp et attendant la mort avec philosophie. Xavier Beauvois : “J’avais dit dès le début à Champetier (Caroline Champetier, sa chef opératrice) qu’il fallait penser cette histoire comme une tragédie grecque. Un truc qui s’est déroulé il y a 1500 ans. Pour moi, c’est une tragédie universelle. Ou un western effectivement. Mais un western couscous alors, avec les algériens qui joueraient les indiens et les moines qui seraient les cowboys retranchés dans le fort”Au-delà de toutes ces considérations socio ou cinéphiles, on a dit ici même que le film n'était peut-être pas tant que ça un film petit public (ou segmentant) et que quelques indices évidents (le casting, la simplicité et le message oeucuménique) permettait de "comprendre" ce succès "inexplicable". L'une des explications les plus intéressantes de ce succès tient surtout à sa volonté de briser les codes d'un cinéma standardisé, où les effets spéciaux, la violence et le cynisme sont monnaie courante. En cela, Des Hommes et des dieux devient un film tendance, un antidote au cinéma bling bling et une sorte d'apôtre du bon goût cinéma. En un mot, les moines de Beauvois sont hype. En un mois, le film est donc devenu un classique, LE film à voir de cette rentrée cinéma. Et ce n'est pas Nicolas Sarkozy qui nous contredira : le président de la République s'est fait projeter le film avant son voyage au Vatican. C'est peut-être ça le secret finalement : Des Hommes et des dieux est un film d'ouverture...