C’est le seul et unique film réalisé par l’acteur.
On a rarement vu de cow-boy aussi bien sapé que Rio, l’outlaw vengeur joué par Marlon Brando dans La Vengeance aux deux visages. Pantalons à boutons dorés, écharpes colorées soigneusement nouées autour du cou, poncho écarlate… L’acteur a manifestement accordé une attention maniaque à la garde-robe de son personnage. Certes, Brando a toujours été un génie du détail fashion qui tue (le marcel d’Un Tramway nommé désir, la casquette de L’Equipée sauvage…) mais La Vengeance aux deux visages est encore un cran au-dessus. Il faut dire que c’est un titre un peu à part dans sa filmo. Le seul et unique film qu’il a réalisé. Et ce n’est pas un caprice de star, pas un ego trip, pas un vanity project. Non : One-Eyed Jacks (en VO) est vraiment génial, excitant, bourré de mouvement d’appareils sophistiqués et de performances à tomber, porté par un script exceptionnel, bercé par les vagues du Pacifique (rare exemple de western tourné en bord de mer, comme dirait Bertrand Tavernier), qui lui donnent sa texture poétique et son mood presque zen, alors même que l’humanité décrite ici n’est constituée que de types veules, menteurs, malhonnêtes, irrécupérables. C’est l’un des meilleurs westerns des années 60 (et on parle d’une décennie où sont sortis L’Homme qui tua Liberty Valance, les chefs-d’œuvre de Leone et les premiers Peckinpah). C’est aussi l’un des westerns préférés de Martin Scorsese, qui a supervisé avec Steven Spielberg sa restauration, et qui se livre en intro de la superbe édition DVD / blu-ray que propose aujourd’hui Carlotta à un petit laïus professoral et énamouré dont il a le secret, désignant La Vengeance aux deux visages, sorti en 1961, comme le film qui fait le lien entre les production values du Vieil Hollywood et les emotionnal values du Nouveau.
One-Eyed Wide Shut
Mais si ce film est mythique, ce n’est pas tant pour ses qualités que pour sa production compliquée. D’abord écrit par Rod Serling puis Sam Peckinpah, le scénario, une variation sur la légende de Billy le Kid et Pat Garrett, racontant la vengeance d’un pilleur de banque sans foi ni loi (Brando) qui veut retrouver et flinguer le complice qui l’a trahi (Karl Malden), le scénario, donc, fut trituré dans tous les sens par Brando, star omnipotente et obsessionnelle, qui ne pouvait s’empêcher d’y apporter des modifications et de le raturer ad lib. Impressionné par Les Sentiers de la Gloire, il fit appel à Stanley Kubrick pour mettre en scène le film, avant de le virer (Kubrick alla remplacer Anthony Mann sur le plateau de Spartacus, lors d’un des plus fameux jeux de chaises musicales de l’histoire du cinéma). On croit pourtant reconnaître des restes du travail préparatoire de Kubrick dans le film que finit par réaliser Brando lui-même – voir par exemple l’ouverture, démente, qui commence par un gros plan sur Rio en train de manger négligemment une banane, avant qu’un lent travelling arrière ne révèle que lui et ses complices sont en réalité en train de braquer une banque ; soit un plan typiquement kubrickien, qui évoque par exemple l’intro d’Orange Mécanique, où la caméra part du visage d’Alex pour dévoiler peu à peu le décor du Korova Milk Bar. Kubrick n’en tint pas trop rigueur à Brando – le futur réalisateur de 2001, l’Odyssée de l’espace savait ce que c’est que d’être passionné par un projet au point de vouloir tout faire soi-même.
Vague parfaite
De fait, Brando se retrouva parfois totalement submergé par son sujet, explosant les deadlines (il passait des journées entières à filmer l’océan en attendant « la vague parfaite »), rendant à l’arrivée à la Paramount un montage final de plus de cinq heures. Les producteurs ramenèrent le tout à une durée plus raisonnable de 2h20. Mais même si on adorerait bien sûr voir un jour ces scènes disparues, le film ne donne jamais l’impression d’être tronqué, bancal, abîmé. Il frappe au contraire par sa pureté, son assurance – beaucoup de premiers films aimeraient bien avoir autant d’allure. Brando, dégoûté par l’attitude du studio et l’échec commercial du film, ne voulut plus jamais passer derrière une caméra. L’édition collector proposée par Carlotta (il existe aussi une version DVD simple) est un pur bonheur pour fétichiste, le coffret et sa superbe jaquette dessinée étant assorti de reproductions du matériel promotionnel d’époque – on avoue qu’on n’aurait pas été contre un gros making-of rétrospectif en bonus. A ranger sur l’étagère parmi les plus beaux spécimens de « films d’acteurs » de l’histoire, quelque part entre La Nuit du Chasseur et Danse avec les loups.
La Vengeance aux deux visages, de Marlon Brando, en DVD et blu-ray (Carlotta).
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