God of War Ragnarök
PlayStation

Eric Williams, le réalisateur de ce blockbuster du jeu vidéo, détaille son processus créatif.

Vétéran de Santa Monica Studio et présent depuis les débuts de la franchise God of War, Eric Williams est cette fois aux manettes de Ragnarök, nouveau volet de la franchise dans la droite lignée du précédent, sorti en 2018. Grand jeu, grandes ambitions : rencontre avec le réalisateur, qui nous livre certains de ses secrets de fabrication.

Comment êtes-vous devenu le réalisateur de God of War : Ragnarök ?
Cory Barlog, le réalisateur du précédent God of War, m’a piégé (Rires.) On est amis depuis longtemps et fin 2018, il m’a dit : « Mec, je suis fatigué. Il faut que tu prennes la relève. » Mais je n’avais pas du tout envie de le faire. Sauf qu’il a insisté, et que d’autres gens du studio s’y sont mis aussi. Ils croyaient sincèrement que j’étais la bonne personne pour le job. Je cherchais aussi un nouveau challenge… Disons que les étoiles se sont alignées. Désolé, pas de grande histoire épique derrière tout ça ! Mais une fois que j’avais accepté, la pression est arrivée. C’est très facile de se planter à ce genre de poste, de s’enfermer dans ses propres décisions et de ne plus écouter les autres, puisque techniquement plus personne ne peut vous dire non. J’ai tenté d’éviter ça en m’entourant de gens à qui je faisais pleinement confiance, dont des vétérans du studio. Il fallait qu’on puisse être honnête avec moi et que je sois accompagné dans ce processus. Parce que l’inconnu fait toujours peur.

Comment laisse-t-on son empreinte sur un jeu comme celui-ci, tout en faisant une pure suite du précédent ?
Très bonne question. J’étais l’un des trois à l’origine du God of War de 2018, et je voulais surtout continuer dans la lignée de ce que vous avions commencé à mettre en place. L’idée n’était pas de défier toutes les attentes autour de la franchise : je voulais simplement finir l’histoire. Donc la continuité entre les deux jeux devait être très forte. Il fallait que le joueur ressente un sentiment de familiarité, que ce soit confortable. Quant au fait de laisser mon emprunte… Je ne suis pas vraiment ce genre de personne. Je veux que ce soit toute notre équipe, collectivement, qui imprime sa marque. C’est comme ça qu’on fait de grands jeux. 

Vous dites même que vous n’avez aucun problème à être un réalisateur invisible. Pas courant dans le milieu.
(Rires.) Je suis à fond dans le boulot. Si je pouvais arrêter cette interview maintenant et retourner travailler, je serais le plus heureux des hommes ! (Rires.) Mais sans déconner, je n’ai aucune ambition personnelle. Je veux juste faire des jeux cool avec des gens cool. Le plaisir que prennent les joueurs, c’est la seule récompense valable pour moi. Je n’ai pas besoin qu’on connaisse mon nom, ça ne m’intéresse pas.


 

Le jeu vise l’émotion dans la relation entre Kratos et son fils, et en même temps Ragnarök est aussi un pur concentré de brutalité dans son gameplay. Comment trouve-t-on la juste mesure entre les deux ?
C’est effectivement une dualité très étrange, avec laquelle on s’est débattus longuement. Mais en même temps, je crois que ça fait fondamentalement partie de la nature humaine. La question de la violence était centrale, mais je voulais surtout interroger ses origines et les émotions derrière nos actions les plus sombres. Et tout ça se ne peut fonctionner dans le jeu qu’en étant contrebalancé par des séquences beaucoup plus douces, beaucoup plus intimes. L’histoire de Ragnarök - et plus généralement celle de Kratos - est une hyperbole de nos émotions, qui ont parfois des racines très profondes. On est dans une réalité augmentée, avec des dieux extrêmement puissants et colériques, mais au fond, on ne parle que de l’expérience humaine. Je crois d’ailleurs que c’est ce qui fait qu’on accepte en tant que joueur de prendre part à cette aventure : d’une façon ou d’une autre, on se met à la place de ces personnages.

Ragnarök nous plonge dès le début dans le quotidien de Kratos et Atreus, mais vous le faites en évitant soigneusement d’être trop didactique.
Oui, je voulais montrer la relation entre Kratos et Atreus dès les premières minutes du jeu. « Montrer », le mot est important. Le jeu vidéo est un médium visuel, pas la peine de toujours noyer le joueur sous des tonnes de dialogues explicatifs. Trois années se sont écoulées depuis la fin du précédent God of War, et il fallait qu’on comprenne immédiatement leur fonctionnement. C’est une machine bien huilée, ça n’a pas l’air de demander d’effort particulier, alors que pourtant les conditions sont plus que compliquées. Je voulais qu’on le ressente, qu’on puisse imaginer le temps que ça leur a pris de construire ce quotidien. Quand ils sont ensemble, c’est là qu’ils ont à leur meilleur. Ça doit être une évidence. Et si l’idée du God of War de 2018 était de les rapprocher, on s’est demandé ce qui se passerait si on les séparait. Tout est parti de là. 

Quand le premier God of War est sorti en 2005, personne n’aurait pu imaginer que le personnage de Kratos prenne autant d’ampleur dramatique qu’aujourd’hui. Comment analysez-vous son évolution et celle de la franchise ?
Je ne suis pas d’accord avec vous sur Kratos. Je voyais très bien vers quoi on se dirigeait. C’était un mari, un père et un général d’armée, qui a tué sa famille dans un accès de colère. Et toute cette culpabilité et ce dégoût de soi le pousse à essayer de se suicider. Il est tourmenté par ce qu’il a fait, il voulait être un homme meilleur et il a échoué. Donc quand on en arrive à la mythologie nordique dans l’histoire, c’est presque comme si on lui donnait une deuxième chance. Mais il ne peut pas se racheter. Il n’a pas de machine à voyager dans le temps, il ne peut pas vraiment corriger ce qu’il a fait. Tout ce qu’il peut faire, c’est essayer de compenser. De devenir quelqu’un de mieux. Mais est-ce qu’il va vraiment y arriver, et surtout est-ce qu’on va vraiment le croire ? C’est là que ça se complique, et je pense que ça peut parler à tout le monde. Pour moi, c’était l’évolution naturelle de Kratos. En fait, tous les éléments étaient là dès le départ.

De quelles oeuvres vous êtes-vous nourri pour imaginer ce jeu ?
J’essaie de ne pas jouer à d’autres jeux pendant la période de développement, car je n’ai pas envie d’être influencé par ce qui est à la mode dans le jeu vidéo. Aucune envie de suivre les tendances, c’est trop risqué mon sens. Je préfère qu’on trace notre route et qu’on reste fidèles à notre vision des choses. Mais pour être honnête, à cause de la pandémie, j’ai quand même joué à The Last of Us 2. Et évidemment, j’ai adoré.

Amusant que vous en parliez parce que j’ai justement pensé à The Last of Us en jouant à Ragnarök.
Pas si étonnant ! Les jeux de Naughty Dog font partie de mes préférés. D’ailleurs quand j’étais consultant, c’était le seul studio avec lequel je ne voulais surtout pas travailler, comme ça je pouvais vraiment profiter de leurs productions comme un joueur lambda ! Et The Last of Us est dans mon panthéon des meilleurs jeux de tous les temps. Pour la petite histoire, La Route de Cormac McCarthy est l’un de mes livres de chevet. Et quand j’ai su qu’ils allaient faire The Last of Us, j’étais dégoûté parce que j’ai toujours rêvé de faire un jeu de ce genre. Bon, il se trouve que c’est un chef-d’oeuvre, donc pas de regrets. Vous savez, on est influencé dans tous les sens en tant que créateur. Par le cinéma, les jeux, les livres, la musique… Tout ce que vous lisez, regardez ou écoutez finit forcément par se retrouver dans ce que vous faites, d’une façon ou d’une autre. J’aime bien cette citation de Jay-Z, à qui un journaliste demandait combien de temps il avait mis à faire l’album The Blueprint. Il a regardé le mec avec un dédain pas possible et lui a répondu : « Toute ma vie. » Ragnarök ne m’a pas pris quatre ans : ça m’a pris 45 ans.

God of War : Ragnarök, disponible sur PS4 et PS5.