Première
par Thomas Baurez
Dans le couloir qui mène à la lumière, Lydia Tár attend d’entrer en scène. Figée ou presque. Son corps en pause manifeste son omniprésence par des gestes aussi vifs que soudains. Cate Blanchett en monstre froid, d’emblée « hupperisée », en impose. Et de fait, une mécanique est en place. Imparable. De par sa fonction et son statut, Lydia, célèbre cheffe d’orchestre, est dans le contrôle absolu d’elle-même et des autres. C’est elle qui donne le tempo, corrige d’éventuels égarements de ses musiciens, calme leurs ardeurs ou les stimule afin de restituer sa vision de la partition. « Le temps est primordial, c’est la clef de voûte de l’interprétation. On ne peut pas commencer sans moi. Je démarre l’horloge. », dit-elle. La partition en question est celle de la Symphonie n° 5 de Gustav Mahler, pièce macabre d’un compositeur autrichien hanté par sa propre mort, qui tend pourtant vers une exaltation exacerbée des sentiments. La progression de ce chef d’œuvre musical sera celui du film tout entier. Un film qui se confond, on le devine, avec sa protagoniste.
Lydia Tár avance dans des espaces agencés à son image de démiurge. Cet univers clos et trop bien rangé (vaste appartement impersonnel, salles de concert modernes, vie affective sans âme, personnels corvéables...), interdit l’improvisation. Les actions de Tár portent en eux une autorité souveraine incontestable. Quelque chose se trame pourtant en secret, prête à sourdre de terre. Des signes prémonitoires s’additionnent. Arrive un moment où les mains qui décident de tout ne peuvent plus rien arrêter. Le tic-tac d’un métronome planqué dans une armoire, lancé sans que personne ne l’est activé, invite à une reconfiguration de la temporalité. Todd Field filme un lent délitement, le vacillement d’une lumière. C’était déjà le cas dans ces deux précédents longs métrages : In the Bedroom et Little Children, mélos sirkiens, auscultant les fissures de la bourgeoisie américaine contemporaine. Lydia Tár se voit accusée de harcèlements moraux et sexuels. La voici isolée volontaire, dans une « garçonnière » où les démons de l’imprévisible frappent à la porte. L’insistante voisine aux comportements bizarres voire agressifs, revendique le chaos. Le récit pourrait basculer dans une paranoïa, flirter avec l’angoisse d’une cassure psychologique. Le film refuse de s’y soumettre. La peur existe mais elle peut encore être domptée.
La mise en scène implacable de Todd Field avance à découvert, ne cherche aucune dissimulation. L’extrême lisibilité de la surface est bien-sûr un leurre. Field, acteur avant d’être cinéaste, a joué dans Eye Wide Shut - c’était le pianiste qui permettait l’introduction du héros incarné par Tom Cruise dans le manoir secret –. Il reproduit l’étrange suavité kubrickienne, torpeur inquiète qui engourdit les âmes et les esprits. Field, part de la clarté de sa représentation pour en dévoiler, par manipulation, son double-fond. Une vision exprimée de manière littérale, le temps d’un plan-séquence héroïque dans lequel Lydia Tár face à des étudiants de la Juilliard School, surplombe et encercle son auditoire de sa verve intellectuelle et sa bestialité. Les jeunes élèves sonnés ou fascinés, sont interdits. [ATTENTION SPOILER] Bien plus tard, un court montage de cette séance, réalisé à partir des vidéos prisent clandestinement par des téléphones portables, et diffusé sur les réseaux sociaux, exagérera la portée de ce qui avait été exprimé. Dès lors, dépossédée d’elle-même, Lydia vampirise sa propre psyché. Dans le couloir qui menait à la lumière où elle s’apprêtait à bondir, nous n’avions pas vu la détresse sous le masque lisse de son visage. Blanchett mérite tous les honneurs.