Le réalisateur a publié une longue tribune dans le New York Times.
En déclarant le mois dernier qu’il ne goutait guère les productions Marvel (quelle surprise), Martin Scorsese a déclenché une tempête médiatique qui n’en finit plus. Alors que James Gunn, Samuel L. Jackson Robert Downey Jr. ou Damien Lindelof lui ont répondu par médias interposés, et que Francis Ford Coppola l'a rejoint dans son combat contre l’uniformisation du cinéma, Marty a décidé de prendre sa plume pour se fendre d’une argumentation détaillée (et a priori définitive) afin d’expliciter le fond de sa pensée. Une tribune que vous pouvez retrouver (en VO) sur le site du New-York Times et que nous vous avons traduite en intégralité.
"Quand j’étais en Angleterre au début du mois d’octobre, j’ai donné une interview à Empire magazine. On m’a posé une question sur les films Marvel. J’y ai répondu. J’ai dit que j’avais essayé d’en regarder quelques uns et qu’ils n’étaient pas pour moi, qu’ils me semblaient plus proches des parcs d’attraction que des films tels que je les ai connus et aimés au cours de ma vie, et qu’au final je ne pensais pas que c’était du cinéma.
Certaines personnes ont pris la dernière partie de ma réponse comme une insulte, ou comme une preuve de ma haine anti-Marvel. Si quelqu’un est tenté d’interpréter mes mots de cette façon, il n’y a rien que je puisse y faire.
Beaucoup de films de franchise sont faits par des gens possédant un talent et un sens artistique considérables. Ca se voit à l’écran. Le fait que les films eux-mêmes ne m’intéressent pas relève du goût personnel et du tempérament. Je sais que si j’étais plus jeune, si j’avais grandi plus tard, je serais sans doute excité par ces films, et peut-être que j’aurais envie d’en réaliser un moi-même. Mais j’ai grandi quand j’ai grandi et j’ai développé un sens des films (ce qu’ils étaient et ce qu’ils pouvaient être) aussi éloigné de l’univers Marvel que ne peut l’être la Terre par rapport à Alpha du Centaure.
Pour moi, pour les réalisateurs que j’apprécie et que je respecte, pour mes amis qui ont commencé à faire des films à la même époque que moi, le cinéma était une histoire de révélation (révélation esthétique, émotionnelle et spirituelle). Il s’agissait de personnages, de la complexité des gens et leurs contradictions, et parfois leurs natures paradoxales, la façon dont ils peuvent se blesser et s’aimer les uns les autres et se retrouver soudainement face à eux-mêmes.
Il s’agissait de confronter l’inattendu à l’écran et dans la vie où il est dramatisé et interprété, et d’élargir le sentiment de ce qui est possible dans cette forme d’art.
Et c’était la clé pour nous : c’était une forme d’art. Il y avait des débats autour de ça à l’époque, donc on a défendu le fait que le cinéma soit l’égal de la littérature, de la musique ou de la danse. Et on a fini par comprendre que l’art pouvait se trouver dans bien des endroits et bien des formes – dans J'ai vécu l'enfer de Corée (The Steel Helmet) de Samuel Fuller et Persona d’Ingmar Bergman, dans Beau fixe sur New York (It's Always Fair Weather) de Stanley Donen et Gene Kelly et dans Scorpio Rising de Kenneth Anger, dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard et À bout portant (The Killers) de Don Siegel.
Ou dans les films d’Alfred Hitchcock – je suppose qu’on peut dire que Hitchcock était une franchise en soi. Ou qu’il était notre franchise. Chaque nouveau film de Hitchcock était un évènement. Se retrouver dans une salle pleine d’un vieux cinéma en train de regarder Fenêtre sur cours était une expérience extraordinaire. C’était un évènement créé par l’alchimie entre le public et le film lui-même, et c’était électrisant.
Et d’une certaine manière, les films de Hitchcock étaient aussi comme des parcs d’attraction. Je pense à L'Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train), dont le final se déroule dans un manège, et Psychose, que j’ai vu lors d’une séance de minuit le jour de sa sortie, une expérience que je n’oublierai jamais. Les gens venaient pour être surpris et être heureux, et ils n’étaient pas déçus.
60 ou 70 ans plus tard, on regarde toujours ses films en s’émerveillant. Mais est-ce qu’on y retourne pour les frissons et les chocs ? Je ne le pense pas. Les décors de La Mort aux trousses sont incroyables, mais ils ne seraient qu’une succession de compositions dynamiques et élégantes et de coupes sans les émotions douloureuses qui sont au centre de l’histoire ou l’absolu perdition du personnage de Cary Grant.
Le climax de L’Inconnu du Nord-Express est une prouesse, mais c’est l’interaction entre les deux personnages principaux et la performance profondément dérangeante de Robert Walker qui résonnent encore aujourd’hui.
Certains dissent que tous les films de Hitchcock se ressemblent, et c’est peut-être vrai – Hitchcock lui-même se posait la question. Mais la ressemblance des films de franchise d’aujourd’hui est d’un tout autre niveau. Beaucoup des éléments qui définissent le cinéma tel que je le connais se retrouvent dans les films Marvel. Ce qu’on n’y trouve pas, c’est la révélation, le mystère, ou un véritable danger émotionnel. Rien n’est en danger. Les films sont faits pour satisfaire des demandes bien précises, et ils sont conçus comme des variations autour d’un nombre de thèmes fini.
On appelle ça des suites, mais en réalité ce sont des remake, et tout ce qu’il y a dedans a été officiellement autorisé parce qu’on ne peut pas faire autrement. C’est la nature d’un film de franchise moderne : études de marché, tests auprès du public, validations, modifications, nouvelles validations, et nouvelles modifications jusqu’à ce que ce soit prêt à être consommé.
Une autre façon de le dire, c’est qu’ils sont à l’opposé des films de Paul Thomas Anderson ou Claire Denis ou Spike Lee ou Ari Aster ou Kathryn Bigelow ou Wes Anderson. Quand je regarde le film d’un de ces réalisateurs, je sais que je vais voir quelque chose d’absolument nouveau et vivre une expérience inattendue et peut-être indicible. Ma vision de ce qu’il est possible de faire quand on raconte une histoire avec des images animées va être élargie.
Martin Scorsese continue sa croisade contre le cinéma de divertissementDonc, vous vous demandez peut-être, quel est le problème ? Pourquoi ne pas laisser les films de super-héros et les autres films de franchise tranquille ? La raison est simple. Dans beaucoup d’endroits dans ce pays et autour du monde, les films de franchise sont désormais le choix principal quand vous décidez d’aller voir quelque chose sur grand écran. C’est un temps périlleux pour l’expérience cinéma, et il y a de moins en moins de salles indépendantes. L’équation s’est retournée et le streaming est devenu le premier canal de distribution. Cela dit, je ne connais pas un réalisateur qui ne veut pas créer des films pour le grand écran, qui soient projetés en salle devant un public.
Moi compris, et je parle en tant que personne qui vient de terminer un film pour Netflix. Ils, personne d’autre, nous ont permis de faire The Irishman comme il devait l’être, et pour ça je serai toujours reconnaissant. Le film sort aussi en salle, ce qui est génial. Aurais-je souhaité que le film sorte sur plus d’écrans et sur une période plus longue ? Bien sûr. Mais peut importe avec qui vous faites vos films, le fait est que les écrans de la plupart des multiplexes sont occupés par les films de franchise.
Et si vous me dites que c’est tout simplement une question d’offre et de la demande et de donner aux gens ce qu’ils veulent, je ne vais pas être d’accord. On en revient à l’oeuf et la poule. Si on donne aux gens un seul type de chose et qu’on ne vend qu’un seul type de chose, évidemment que le public demandera toujours plus de cette unique type de chose.
Mais, vous me direz, ils peuvent rentrer chez eux voir ce qu’ils veulent sur Netflix, iTunes ou Hulu ? Bien sûr, partout sauf sur grand écran, là où le ou la réalisatrice avait prévu de montrer son film.
Au cours des 20 dernières années, comme nous le savons tous, le business du cinéma a changé à tous points de vue. Mais le changement le plus triste s’est opéré tranquillement et à l’abri des regards : la disparition, graduelle mais certaine du risque. Beaucoup de films aujourd’hui sont des produits parfaitement conçus pour une consommation immédiate. Nombre d’entre eux ont été bien conçus par des équipe de gens talentueux. Mais ils leur manque quelque chose d’essentiel au cinéma : la vision unificatrice d’un artiste. Parce que, bien sûr, l’artiste est le facteur le plus risqué qui soit.
Je n’insinue surtout pas que les films devrait être une forme d’art subventionné, où qu’ils l’ont jamais été. Quand le système des studios à Hollywood était encore vivant et en bonne santé, la tension entre les artistes et les dirigeants était constante et intense, mais c’était une tension productive qui nous a offert quelques uns des plus grands films jamais réalisés, pour reprendre les mots de Bob Dylan, les meilleurs d’entre eux étaient « héroïques et visionnaires ».
Aujourd’hui, cette tension a disparu, et certaines personnes dans ce business sont totalement indifférentes à la question de l’art et à la prise en compte de l’histoire du cinéma, ce qui est à la fois dédaigneux et confiscatoire : une combinaison létale. La situation, malheureusement, c’est ce que nous avons maintenant deux champs séparés distinctement : d’un côté le divertissement audiovisuel mondial, de l’autre le cinéma. Ils se croisent encore de temps en temps, mais ça devient de plus en plus rare. Et je crains que la domination financière de l’un soit utilisée pour marginaliser et même rabaisser l’existence de l’autre.
Pour quiconque rêve de faire des films ou commence tout juste, la situation actuellement est brutale et inhospitalière pour l’art. Et le simple fait d’écrire ces mots me remplit d’une terrible tristesse."
Pour Edward Norton, ce sont les salles qui détruisent le cinéma, pas Netflix
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