Quand Alfonso Cuarón vous a-t-il parlé pour la première fois de Gravity ?C’était à la toute fin de 2009. Il n’avait pas encore de scénario définitif, mais il avait déjà une vision précise de ce qu’il voulait faire et il m’a décrit son film pendant presque une heure. Je savais que ce serait un projet unique, mais j’avoue ne pas avoir mesuré l’immensité du défi qui nous attendait.

 

Saviez-vous dès cette étape que le film serait constitué principalement de plans séquences ?Oui, ne serait-ce que parce que je connais le style d’Alfonso. Mais d’une part, nous ne savions pas qu’il irait aussi loin, et d’autre part nous n’avons pas pris conscience de ce que les plans séquences allaient induire pour nous. Quand, dans un film, on reproduit un sentiment de gravité zéro, le montage vous est très précieux : par exemple, dans un film comme Apollo 13, on peut passer d’un plan court tourné dans un vol parabolique, à un plan tourné en studio avec des câbles, à un autre trucage. Mais dans le cas de Gravity, nous ne pouvions pas tricher.

 

Vous est-il arrivé de douter que vous parviendriez à relever ce défi ?(Rires) Oui, on a beaucoup douté, jusqu’aux deux derniers mois de la postproduction. Quand vous faites quelque chose qui tient du jamais vu, vous n’avez aucun exemple qui peut vous convaincre que c’est faisable.

 

Avez-vous pensé faire le film en Cinéma Virtuel avec la performance capture, comme Les Aventures de Tintin ou Avatar ?Oui on y a pensé, et certains plans utilisent ce type d’approche. Mais cette méthodologie posait deux soucis. En premier lieu, il est encore très difficile de concevoir des humains captés et reproduits en images de synthèse qui soient totalement photoréalistes. Ensuite, notre film se déroulant en gravité zéro, nous n’aurions pas pu obtenir en capture de mouvement des déplacements de comédiens qui correspondent au comportement d’un corps dans l’espace. On a pensé faire de la performance capture sous l’eau mais, en dehors des soucis techniques que cela aurait entraîné, un environnement liquide n’aurait pas donné un résultat satisfaisant : votre corps est en résistance avec l’eau, et il ne se meut pas comme en gravité zéro où les cosmonautes peuvent bouger très rapidement. Nous avons donc opté pour un film entièrement en images de synthèse, sur lequel nous avons incrusté le visage des comédiens filmés la fameuse « light box »,  qui nous permettait d’éclairer les acteurs comme s’ils étaient in situ.

 

 

Il fallait donc détourer les visages de comédien plan par plan, à la main ?Oui, c’était un boulot monumental. On ne pouvait pas utiliser d’écran bleu ou vert, ça n’aurait pas donné la bonne lumière. Je crois qu’au final, deux plans seulement ont été filmés devant écran vert.

 

Cela signifie également que les corps des personnages étaient animés à la main, et non pas en capture de mouvements.On a utilisé un peu de capture de mouvements quand même, mais la majeure partie du temps, il s’agit en effet d’animation à la main, comme un film d’animation traditionnel. Nous nous servions des images de tournage avec Sandra et George pour animer les corps, mais ça ne restait qu’une référence.

 

Avant cette étape, il y avait la prévisualisation, qui est un brouillon du film en images de synthèse grossières.La prévisualisation était primordiale Elle nous permettait d’abord d’étudier au cas par cas les défis techniques du film, car au début, on ne savait même pas comment on allait le concevoir. Ensuite, les images de la prévisualisation étaient diffusées sur la « light box ». Enfin, c’était la seule façon de nous préparer au filmage en plan séquence. Car comme le film était filmé majoritairement en temps réel et dans l’espace, le moindre événement pouvait influer drastiquement sur l’évolution du plan : si nos personnages bougeaient une main en début de plan, ce déplacement provoquait une réaction en chaîne qui, à la fin de la séquence, pouvait avoir d’importantes conséquences. C’est pour cette raison que nous avons peaufiné la prévisualisation jusqu’au moindre détail.

 

Y a-t-il des différences entre la prévisualisation et le film terminé ?Très, très peu. Mais vous savez, entre le moment où Alfonso m’a raconté son film et le résultat final, presque rien n’a changé non plus.

 

Quand les comédiens étaient dans la « light box », étaient-ils fixes ou les faisiez-vous bouger ?On avait tout un tas de systèmes différents, dont une plaque qui permettait de les faire bouger, mais jamais à plus de 45°. Car nous nous sommes rendus compte que, si nous leur avions mis la tête à l’envers par exemple, l’illusion allait être brisée : quand vous êtes tête-bêche, la gravité terrestre se répercute sur votre visage. Le sang monte à la tête, les traits de votre visage sont tirés vers le bas et certaines veines apparaissent. Leur mouvement est au final créé par les déplacements de la caméra et de leur environnement.

 

Le danger n’était-il pas alors que les corps, animés par vos animateurs, et la tête des comédiens semblent faire partie de deux entités différentes ? Car le mouvement d’un bras ou d’une jambe influe sur l’emplacement de la tête, même si c’est de façon peu perceptible…Oui, c’est très vrai. C’était extrêmement délicat de marier les deux, et nous n’avons pas vraiment réalisé l’ampleur de ce défi avant de nous y attaquer. Il fallait travailler à l’envers : des déplacements de la tête, nous devions comprendre quel était le déplacement du corps. Je ne chanterai jamais assez le talent de nos animateurs sur Gravity, ils ont abattu un travail considérable.

 

Pouviez-vous filmer le visage des deux comédiens simultanément dans la « light box » ?C’était possible, mais en général, nous filmions en dehors de la « light box » quand Sandra et George étaient ensemble. L’action était alors plus simple, et nous n’avions pas besoin de la complexité de toute cette infrastructure. Mais nous avons quand même utilisé la « light box » avec les deux comédiens simultanément, notamment quand George vient sauver Sandra.

 

Quel costume portaient les comédiens durant le tournage ?Le strict minimum. Ils avaient une petite lampe, qui simulait la lumière du scaphandre qui éclaire le visage des cosmonautes, et ils portaient un casque qui ne ressemblait pas du tout au casque des cosmonautes, mais qui avait exactement la même dimension. De cette façon, on récupérait l’ombre que fait le casque sur les visages des acteurs. La visière par contre est entièrement numérique. Nous avons poussé le souci du détail jusqu’à ajouter des empreintes digitales dessus !

 

Et ce sont les empreintes des doigts de Clooney et Bullock ?Et non.

 

Mais c’est une trahison à votre souci de réalisme ça !(Rires) Je sais ! Mais on s’en est sortis en nous disant qu’ils avaient été aidés par un assistant en enfilant leur casque (rires).

 

Qu’est-ce qui est capté par caméra et qu’est-ce qui est en image de synthèse dans les scènes en intérieur ?Excepté quand le personnage de Sandra est assise dans le cockpit, la quasi totalité du décor est numérique. Par contre, le corps de Sandra est réel. Nous avons néanmoins conçu une de ses jambes en image de synthèse : durant le tournage, le pied de Sandra était en effet relié à un système qui donnait l’impression qu’elle flottait, et du coup nous ne pouvions pas récupérer cette portion de l’image.

 

Et qu’en est-il quand le personnage retire son scaphandre ?Le scaphandre est en image de synthèse. Sandra portait un costume qui avait le gabarit du scaphandre, mais il était entièrement remplacé en numérique. Nous n’aurions pas pu reproduire le comportement d’un scaphandre en gravité zéro autrement. De plus, si Sandra avait porté un véritable scaphandre, elle n’aurait jamais pu le retirer aussi rapidement que dans le film.

 

Pensez-vous que vous pourriez réutiliser toutes ces techniques pour un autre film ? Tout ceci me semble si spécifique aux besoins exceptionnels de GravityJe pense que nous réemploierons certaines de ces innovations, comme la « light box » par exemple. Mais vous avez raison, il est très probable qu’on ne refasse jamais un projet qui exige cette batterie d’innovations.

Julien Dupuy

 

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