Ryan Gosling l'adore. Nous aussi. Onze ans après Innocence, Lucile Hadzihalilovic revient avec un nouvel ovni, Evolution, et il serait temps que son fan-club s'agrandisse. Et si on refaisait les présentations, une bonne fois pour toutes ?
« Je me sens prisonnière de cette industrie ». Lucile Hadzihalilovic balance ça au détour d’une phrase, dans le troquet du 10ème arrondissement où elle donne rendez-vous aux journalistes. Elle dit ça sans emphase, sans se plaindre, sans taper du poing sur la table. Ça fait une demi-heure qu’on la cuisine sur le rythme involontairement kubrickien de sa production. Sur les onze ans qui séparent son petit dernier, Evolution, de son premier long, Innocence. Et sur les neuf ans qui séparaient déjà Innocence de son moyen-métrage inaugural, La Bouche de Jean-Pierre, montré à Cannes en 1996 – le film qui l’intronisa comme l’un des espoirs les plus crédibles et séduisants de la génération post-Starfix. On sait la douleur que représente pour n’importe quel créateur (à part Stanley Kubrick, donc), les moments de béance sans fin entre deux œuvres, les points de suspension qui s’éternisent. Mais Lucile (comme l’appelle même ceux qui ne la connaissent pas, incapables de mettre dans l’ordre les h et les voyelles de son nom) en parle sans colère, sans amertume. Elle a l’air habitué.
Elle est le secret le mieux gardé du cinéma français, une réalisatrice essentielle mais scandaleusement confidentielle. Si vous avez vu Innocence, vous comprenez très bien de quoi on parle. Tiens, d’ailleurs au passage, si vous avez vu Innocence, félicitations : vous faites peut-être partie des 8723 curieux (une misère, oui) qui ont poussé la porte d’un cinéma durant l’hiver 2005 pour découvrir au moment précis de son éclosion cette splendeur onirique sur un pensionnat de jeunes filles en fleur, qui reprenait les choses là où les avaient laissées le mythique Pique-Nique à Hanging Rock de Peter Weir. Un ovni fragile, gracile, qui a fini crashé sur le mur du réel, sacrifié par son distributeur (Mars Films, plus à l’aise avec les grosses machines). « Ils ne savaient pas quoi faire du film, malgré Marion Cotillard au générique, raconte Lucile. Ils s’étaient retrouvés là un peu par hasard. Ce n’était pas leur univers, du coup ils l’ont presque traité comme une sortie technique. Les gens ne savaient tout simplement pas qu’il était en salles. » Sur la longueur, Innocence finira quand même par s’offrir une deuxième vie, en DVD, puis à l’étranger, gagnant petit à petit l’aura culte que ses airs « étranges » (une allégorie du nazisme avec des pré-adolescentes à couettes ?) lui promettait dès l’origine. Le cinéaste zazou Harmony Korine (Gummo, Spring Breakers) le considère aujourd’hui comme un des dix meilleurs films français de tous les temps. Ryan Gosling, lui, a trippé dessus au point d’embaucher le chef op’ Benoît Debie pour shooter Lost River, son premier essai derrière la caméra. « Le film a fini par être pas mal vu, c’est vrai. Au point que parfois les gens me disent : « Toi, avec le succès d’Innocence… » C’est joli. Ils ne se rendent pas vraiment compte. »
En 2005, juste après que son film ait quitté les salles aussi discrètement qu’il y était arrivé, Lucile, elle, se rend compte. Que tout est à refaire. Que personne ne va lui signer de chèque en blanc. Mais le titre de son nouveau projet dit tout. Pas révolution, non : évolution. Pas de remise en cause, ni de tabula rasa. Plutôt un prolongement, la suite logique, l’étape d’après. Les mêmes thèmes seront toujours là, bien en place, inchangés (les mondes autarciques, l’adolescence, la soumission à l’autorité), mais poussés dans le rouge, dans leurs retranchements philosophiques, poétiques, horrifiques. Les presque dix années nécessaires au financement du film, elles, vont faire résonner un refrain très connu, un peu plus triste à chaque fois qu’on l’entend : la difficulté chronique de produire ce genre de film en France. Ce « genre » ? C’est-à-dire flippant, différent, « autre », visionnaire, gorgée de poésie noire. Du cinéma atmosphérique qui ne peut pas se permettre d’être cheap. « On a essayé de passer par le système de financement classique du cinéma d’auteur, le système des commissions, mais le côté atypique, fantastique, du projet, me desservait. Ces gens-là ne considèrent pas ça comme sérieux, comme intelligent. Il y a cette dichotomie bizarre en France entre l’art et les formes plus populaires, ça coince à ce niveau-là. Aux Etats-Unis et en Angleterre, Lovecraft est un classique, ici on sait à peine qui sait. On me disait qu’on ne comprenait pas ce que je voulais faire. Il y a une dictature du scénario. Si tout ne passe pas par le dialogue ou la psychologie, les gens sont perdus. Or, je suis désolée, mais un scénario n’est pas forcément écrit de cette façon. C’est un dispositif, quelque chose qui permet au film d’advenir. On me disait : « c’est bizarre ». Certes, c’est un film d’atmosphère, mais je ne crois pas qu’il soit si incompréhensible que ça. » Et voir, dans Evolution, des petits garçons être « préparés » par leurs mamans à enfanter, mamans qui par ailleurs se livrent à d’étranges sabbats aquatiques au beau milieu de la nuit, tandis qu’une armada d’infirmières mutiques regarde en boucle des vidéos où l’on pratique des césariennes, n’est-ce pas un peu, hum… bizarre, justement ? « Ce n’est pas de l’ordre de la censure, mais effectivement, le fait que ce soit des enfants à qui on fait ça, je suis sûr que ça a également joué. Personne ne me l’a dit, mais il y a sans doute eu des gens dans ces commissions qui ne voulaient pas défendre le film parce que ça les mettait mal à l’aise. »
Comment résister aux diktats archaïques, alors ? En faisant tout péter pour tourner façon guerilla ? « J’y pense parfois, faire quelque chose de très abstrait, dans mon coin. » En s’exilant ? « Ce n’est pas plus simple aux Etats-Unis, même quelqu’un comme Todd Solondz n’arrive presque plus à faire de films là-bas, alors moi… » Ou jouer le jeu du star-system, comme Gaspar Noé l’a fait à l’époque d’Irréversible ? « C’est compliqué. Qu’est-ce que j’aurais dû faire sur Evolution ? Engager Isabelle Huppert dans le rôle de la mère ? Le star-system est très limité en France, il n’y a que cinq ou six noms vraiment porteurs. Or moi, j’aime quand les acteurs se fondent dans le paysage. Trop connus, ils font écran. Si ce sont des icônes, on est obligés de prendre en compte leur statut. »
Sans beaucoup de thune (1, 3 million d’euros, soit 1 million de moins que pour Innocence), sans star, Evolution a fini par exister grâce à la boîte de prod de Sylvie Pialat (Les Films du Worso). Sa réception dithyrambique par la presse étrangère depuis sa présentation aux festivals de San Sebastian et Toronto tendrait à prouver que la France a un train de retard. Mais si l’on s’ingénie ici à retracer sa généalogie, le film s’apprécie surtout en dehors de tout contexte. On pourra lui reconnaître des aïeux (les premiers Cronenberg, le très culte Les Révoltés de l’an 2000 de Serrador), ou des cousins contemporains, comme Amer (la belle rumination post-giallo du duo Cattet-Forzani), The Duke of Burgundy (le mélo SM de l’Anglais fétichiste Peter Strickland) ou Under the Skin (la fable SF terrorisante de Jonathan Glazer, autre fan de Kubrick qui lui aussi ne tourne qu’une fois par décennie). Mais Evolution n’est en réalité ni d’ici ni d’ailleurs. On le regarde bouche bée, en écarquillant les yeux, comme on contemple une pluie d’étoiles filantes trouant un ciel très sombre. On fait un vœu : ne pas devoir attendre dix ans pour admirer la prochaine.
Evolution est en salles. Bande-annonce :
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