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A Cannes 2014, la Semaine de la critique s'ouvre sur FLA. Traduction : Faire L'Amour. Réalisateur : Djinn Carrénard, 33 ans, remarqué en 2011 pour son ultra-fauché et énergique Donoma, shooté pour 150 euros, nous dit la légende. Djinn reproduit la méthode avec son deuxième long, qui raconte les relations complexes entre un jeune rappeur, une femme et la soeur de cette dernière. Rencontre brute avec un cinéaste qui fonctionne à l'énergie brute.Djinn, à l’origine de FLA, il y a un film qui ne s'est pas fait…Ouais… pas vraiment. C’est plus compliqué. Après Donoma, j’étais persuadé que tout irait très vite et que ça marcherait tout seul. Le tournage de FLA a commencé début 2012, en mai, et il s’est arrêté au bout de trois jours. Pourquoi ?Pour des tonnes de raisons que je ne peux pas expliquer, mais disons que les conditions s’y prêtaient pas.   Trop d’argent ? Non ! Y en a jamais trop… (rires). Les conditions n’étaient pas là. J’ai compris que pour mener à bien le cinéma que je veux faire, il fallait que je sois indépendant. La façon que j’ai de tourner, un peu risquée, et les films que je fais, tu vois, le do it yourself un peu bancal, et tout ça ça ne plaisait pas forcément à mes producteurs…  Je te passe les détails, hein, mais le tournage s’est effectivement arrêté parce qu’on n’allait pas dans la bonne direction.   C’était le même film ? Le même. J’ai demandé aux partenaires si je pouvais reprendre la prod, j’ai racheté les parts d’Arte, de Canal+ et du CNC, j’ai récupéré le budget et je me suis donc retrouvé à faire le film tout seul. Tu rachetais ta liberté en somme.Exactement… C’est Spike Lee qui disait que le cinéma ça ne peut se faire qu’en bataille rangée. J’aurais bien aimé que ça se passe de manière plus simple, qu’il y ait moins de conflit, moins de stress avec les producteurs, mais comme tu dis, c’était le prix de la liberté…Du coup, le rapport entre le musicien un peu bordélique et son financier coincé, c’est autobiographique ? Pas forcément… Très vite, j’ai fait le choix, dans le film, de ne pas être subjectif. De ne pas raconter mon histoire et surtout, de ne pas me donner raison, d’avoir un artiste cool et sympa et un producteur diabolique – tu vois. Dans le film, dans le rapport  dont on parle, l’artiste a complètement tort. Dans mon quotidien, même si je pratique un cinéma guérilla, je suis hyper responsable, je gère la compta, je mets la main à la prod… Je suis impliqué dans tout ce qui est administratif et je ne me casse pas comme le héros du film sans donner de nouvelles. J’avais pas envie de raconter mon histoire – c’est un truc masturbateur et on rentre facilement dans un esprit revanchard. Du coup, face à l’artiste qui pète les plombs, qui met tout le monde dans la merde, le producteur a le beau rôle. C’est le mec le plus sympathique du film.Qui a quand même l’air d’un bouffon...Ouais, mais un bouffon sympa… L’enjeu était simple. Quand je parle de ça, je bascule dans la comédie. C’est nourri de l’histoire qui m’est arrivée, mais cette histoire a été douloureuse.  Je voulais pas rajouter de l’amertume. Honnêtement, j’ai passé une année pas facile. On a attendu 9 mois avant de pouvoir reprendre le tournage. A plein de moments, j’ai cru que c’était fini, que jamais plus je pourrai refaire un film. T’imagines… t’as des financiers qui veulent faire ton film et toi… toi, t’arrêtes ? C’est du jamais vu ! Ca a été une année atroce… Entre ton premier projet, Donoma, et FLA tel qu’on le voit qu’est-ce qui a changé ? J’ai changé de premier rôle, j’ai changé de lieux. Ca se passait entre Paris et la banlieue, ca se passe entre Paris et Perpignan. Et le budget a baissé un peu parce que Pathé est parti. Mais ça a enlevé… quoi…  un million d’euros, mais c’était un million dont on n’avait pas besoin… On a continué tranquille.En mode guérilla…Ouais. Donoma style. C’est bien beau la guérilla, mais tu te bats pour quoi ? C’est quoi l’objet de la lutte ?Très bonne question.  Pour pouvoir garder énormément de naïveté dans la création de mes films. Un exemple : à un moment donné du tournage, je me suis dit que je voulais partir tourner en Haiti. Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai pris ma directrice artistique, mes caméras et on est parti comme as… Je voulais prendre un drone pour faire des plans aériens, mais on s’est cassé à l’impro, de manière spontanée. S’il nous était arrivé un truc là-bas, un accident, je suis pas sûr que l’assurance du film aurait couvert. Mais Je m’en fous. Je préfère prendre ces risques, avoir trois semaines de retard ou devoir payer du fric de ma poche si c’est pour faire ce que je veux. Dans le film y a des plans en GoPro, y en a en 5D, en RED et c’est ce mélange, ce feeling bricolé que je recherche. C’est marrant. Tu sais, quand t’es pas dans le cinéma, tu te fais une idée du truc, tu idéalises ce métier. Et quand tu rentres dedans, on te dit : "ouais, c’est bien coco, mais ça n’a rien a voir avec ce que tu crois". Et ben moi, j’ai envie que mon cinéma corresponde au fantasme que j’avais avant. Je veux pouvoir me balader dans la rue voir un mec ou une meuf et lui proposer de jouer dans le film. En Haiti, je suis allé faire une master class dans une école et à la fin j’ai demandé si des gens voulaient faire le premier assistant. J’ai pris les premiers qui levaient la main et je leur ai fait confiance. Ils sont au générique. L’expérience du tournage parait plus importante que le film lui-même quand t’en parles… Ouais. Je raconte une histoire, mais l’histoire la plus passionnante c’est celle du shooting. Parce que c’est celle que je vis. Parce que ça va forcément transparaître à l’écran. Un mec comme Saul Williams, qui a une certaine notoriété, ça m’a fait plaisir de bosser avec lui parce que c’était comme avec un inconnu. On sautait par-dessus les tripodes de métro, on allait se poser sur un banc. On était en mode guérilla et il kiffait ça. Si tu bosses avec un mec connu et que tu te retrouves avec tout le berzingue des assistants, 50 mecs en permanence qui l’entourent : non merci. J’ai pas envie de ça pour le moment. Quand j’ai un million de budget, je me dis qu’on peut tourner sur les 5 continents. Alors que dans le cinoche français un million d’euros te permet juste de tourner dans un appartement à Paris pendant 5 semaines. OK, ce sera pas chiadé comme dans une pub pour Chanel, mais on n’est pas payé pour faire une pub Chanel. On est payé pour faire du cinéma d’auteur. Le truc qui me rend dingue, c’est que, aujourd’hui, dans le cinéma, si tu veux vraiment t’amuser, j’ai l’impression qu’il faut avoir 15 millions de budget. Désolé, moi je peux me marrer avec moins… Ce truc de l’impro, c’est un système qui dépasse l’économie de ton cinéma. Ca contamine la structure du film, hyper free, et ta direction d’acteur… Ouais. Je briefais les comédiens avant chaque scène mais je leur ai pas donné de scénario. Je savais ce que je racontais. Mais j’avais envie qu’ils me surprennent. Je fais des films pour voir des films. Et c’est ce qui se passe quand je me fais surprendre par un truc qu’un comédien me donne que j’avais pas prévu. Pendant le tournage, je me marre, je suis choqué, je chiale…  Je vis, je suis pas en train de suivre une feuille de route. Je sais ce que je fais parce que c’est ce film là que j’avais envie de faire. Mais je ne sais pas à quoi ressemblera le résultat final, parce que je me fais cueillir tous les jours. Et le jour où je ne serai plus surpris sur un tournage, ce sera un pensum. Au secours.Le plus frappant dans FLA, c’est surtout les impros verbales, le flot de paroles, d’insultes et de conversations…Je me suis fixé un tryptique de film pour explorer l’improvisation. L’objectif, c’est que, au bout de ces trois films, je sois capable d’insuffler du vivant dans des dialogues écrits. Comme les frères Coen. Ou Tarantino. Des fois tu écoutes les dialogues et tu te dis "quoi, ça c’était écrit ?". Il y a une vie de malade dans leurs dialogues. Si je devais comparer le cinéma US et le cinéma français, je dirais que les Américains ont beaucoup œuvré pour mettre de la vie dans le dialogue. Dans la vie, tout le monde fait des fautes de français. Dans les films jamais. En réalité, les gens bégaient, ne trouvent pas leurs mots… Le français, c’est une langue magnifique et difficile. Y a peu de gens qui la maitrisent parfaitement. Mais ça se sent pas dans les films. Pire, quand ca se sent, en fait c’est travaillé. La sonorité des films français me dérangent vachement. Je cherche le ton juste. Et je pense qu’il faut travailler l’impro pour analyser le français tel qu’on le parle, pour pouvoir analyser les fautes qu’on fait en fonction des classes sociales, de l’endroit d’où l’on vient… On dit que la langue française est belle quand elle est bien dite, mais en réalité, elle est belle parce qu’on a du mal à la maitriserComme ton cinéma en fait.C’est exactement ça. C’est la beauté dans la difficulté. Comme le funambule : tu aimes le regarder parce que sa démarche est hésitante, qu’il risque de se casser la gueule à chaque pas. Si tu le voyais marcher tranquille les mains dans les poches, ça n’aurait pas de valeur. Pour répondre à ta question, l’impro, c’est un travail de recherche. Avant de passer à l’écrit.Ce qui me fascine, c’est aussi ton travail sur l’épuisement. La durée interminable des scènes, qui vont à la limite du supportable. Je pense à la scène de fight entre les deux soeurs…Là, le principe, c’est de reproduire les engueulades de fratries. Quand tu te prends la tête avec ton frère ou ta sœur, c’est dissonant, c’est trop long… T’as envie que les parents arrivent et mettent un terme au truc. C’est le seul moment où je me suis laissé aller à l’hystérie. Même si le spectateur ne comprend pas et que ça le saoule, j’avais l’impression qu’il fallait passer par ça. Au risque d’épuiser le spectateur, c’est vrai… Mais je suis très préoccupé par le confort du spectateur. Je fais gaffe à ce qu’il ne s’ennuie pas. On est dans le vaudeville, y a de la punchline, de la vie, de l’humour, pour garder le spectateur attentif. En contrepartie, j’attends que le spectateur soit honnête : qu’il accepte que, ouais, ça a cette gueule là quand il s’engueule avec sa meuf ou avec son mec. Dans la vie, quand tu parles vraiment, c’est tendu, c’est parfois chiant, et c’est toujours trop long. Regarde le temps que je mets à répondre à ta question. (rires)Quel est le rapport que t’entretiens avec tes personnages ? Parce qu’on finit par les détester tous… Je les charge à mort. Je les charge parce que je suis un mec pessimiste, au fond. J’ai pas une belle vision de l’humanité et des rapports sociaux. Au fond, l’idée que j’avais pour ce film c’était de reprendre l’expression "ah, si les femmes voyaient comment les mecs sont quand ils sont entre mecs" et de la transposer au couple. De montrer comment on se comporte quand on est dans l’intimité du couple. C’est dur, les relations passionnelles, on va toujours trop loin. C’est un peu comme dans les émissions de téléréalité, tu sais, Confessions intimes. Il y  a toujours ce moment où quand les gens se voient à l’image ils réalisent à quel point ils ont été violents ou bêtes, ou lâches… C’est fou, j’allais te dire que ton film m’avait fait penser à Confessions intimes ou aux émissions de Delarue, mais je pensais que t’allais mal le prendre…Tu rigoles… Confessions intimes c’est ma référence. Tu vois la scène où Kahina et Oussmane sortent et s’engueulent dans la rue, et ben je les éclaire à la torche pour faire l’effet Confessions intimes qu’est-ce tu crois ! Je suis à fond. J’admire les mecs qui font ces émissions, je les admire d’être aussi sincères alors qu’il y a une caméra qui les filme…  D’habitude on se cache, on ment, on ne parle pas de la petite remarque de bâtard qu’on fait à sa nana, les coups bas… Personne n’est prêt à assumer ce genre de trucs un peu moche. Et très peu de cinéma est prêt à montrer ce qui se passe vraiment entre les quatre murs d’une chambre. Dans le couple il y a une forme de violence qui peut être hardcore. C’était ça que je voulais montrer. Et Confessions intimes m’a vachement inspiré. D’où le handicap comme révélateur du couple ?Mais ouais. J’avais vu une émission où un mec devenait sourd et lui et sa meuf vivaient hyper mal ce handicap. C’était violent et ça me faisait flipper. Je voulais te parler de Cassavetes pour les moments d’hystérie et de Kechiche, mais tu me parles de téléréalité…J’ai vu plus de Confessions intimes que de Cassavetes. Quand je regarde ces émissions, je suis à fond, je suis le hashtag, je vois les remarques des mecs sur Twitter… Ca me rend dingue. Je suis un gros consommateur de ces émissions (il s'adresse à l’attachée de presse) Sauve-moi, je suis en train de dire que je regarde Confessions intimes. C’est sincère. C’est pathétique, mais c’est sincèreEt Kechiche ?J’ai découvert Kechiche avec La Graine et le mulet. En tant que cinéaste il ne m’inspire pas forcément. Mais ce qui m’intéresse c’est qu’il a confiance dans le public. C’est un bonhomme qui réussit à faire des films sans aucune concession, avec une durée costaude, et qui réunit un million de personnes. Y a des comédies potaches qui ne parviennent pas à faire la moitié ! Quand tu vois un Kechiche, tu te dis : "bon, reste droit dans tes bottes, fais ce que tu dois faire parce que des gens pourront apprécier". C’est ce rapport-là que j’ai avec son cinéma. Si tu baisses ton froc et que tu fais un truc que t’as pas envie de faire, t’as aucune excuse quand tu passes après lui. Tu te sens proche de quel cinéaste français, du coup ?Je me suis vraiment senti une filiation avec La BM du Seigneur. Le côté brut dans la façon de parler. C’est sans concession. Ca parle rapidement… Mais sur le terrain du langage, L’Esquivec’était balèze...Ouais, mais c’est différent. C’est un lettré, Kechiche, ça se sent. Il a un amour des lettres dingue. Ca parle de Marivaux… Moi y a zéro références, je lis peu, je lis quoi… Zweig, Zola, et surtout parce que c’est super cinématographique ce qu’ils font et que ça m’inspire énormément. Mais Kechiche, on sent un amour de la langue française qui est différente de la mienne. Moi j’aime la langue de la rue, que ce soit un mélange d’anglais, d’argot. Ca me va et ça peut se retrouver dans les films… J’ai surtout la passion de la rue, de l’extérieur et du réel. Au fond, ce que j’essaie de faire, c’est du hip hop cinématographique, j’essaie de créer un truc alternatif, très fragile et si ca ramène des adeptes ce sera super. Super, mais avec plein de défauts aussi.FLA sortira le 3 septembre 2014.