Première
par Frédéric Foubert
Où se cache Roman Polanski dans J’accuse ? Quels échos de sa propre « affaire » entend-on dans son récit de l’affaire Dreyfus ? On aimerait pouvoir regarder ce film en évitant les parallèles hasardeux, en « séparant l’homme de l’artiste » (comme on dit). Mais la tâche est rendue difficile par le dossier de presse, dans lequel Pascal Bruckner, interviewant Polanski, se permet une comparaison lamentable entre les persécutions nazies puis staliniennes subies par le cinéaste dans le passé et le « mccarthysme néo-féministe » (sic) qui le « pourchasse à travers le monde » aujourd’hui. En réponse, Polanski dit bien connaître certains des « rouages du système de persécution » qui furent à l’œuvre dans l’affaire Dreyfus. Si on voulait voir J’accuse sans que le visage de l’auteur ne se superpose aux images, c’est raté. D’autant plus que Polanski en personne surgit sans crier gare au cœur du film, via un caméo hitchcockien, un effet de signature saisissant : apparaissant le temps d’un battement de cil dans un salon antidreyfusard où l’on sirote du champagne, l’air satisfait et repu, en tenue d’académicien. Est-ce un costume de cinéma, d’ailleurs, ou bien son propre habit de membre de l’Académie des beaux-arts ? Le plan fonctionne en tout cas comme un rappel de la première scène (géniale) du film, la dégradation de Dreyfus, où le soldat accusé de trahison se voit retirer ses insignes d’officier dans la cour de l’École militaire. Le ciel est menaçant, mais l’homme humilié garde la tête haute. Impossible de ne pas penser au fait que Polanski a récemment été renvoyé de l’académie des Oscars – une décision qu’il conteste devant les tribunaux. Décidément, non, on n’en sort pas...
RETOUR À L’EFFICACITÉ
Pourtant, Polanski, qui n’a jamais été très enclin à chercher des traces de sa vie dans son œuvre (le reste du monde s’en charge pour lui), ne se focalise pas tant dans J’accuse sur Dreyfus (Louis Garrel), le juif bouc émissaire condamné par la foule aveugle, que sur Picquart, le lieutenant-colonel qui dénonça le complot et aida à faire triompher la vérité. Un personnage fascinant, bourru et obstiné, campé de façon très puissante par un Jean Dujardin massif, aux traits tirés, digne descendant du J. J. Gittes (Jack Nicholson) de Chinatown. Dans une mise en place exceptionnelle, où le cinéma de Polanski retrouve une efficacité perdue depuis The Ghost Writer, on est dans un film de détective délectable, suprêmement polanskien : un homme, guidé par sa conscience, évolue dans un univers pourri, malade, empestant les égouts, où les complots d’État sont bricolés dans des corridors sombres et puants. La photo de Pawel Edelman assume une forme de laideur agressive, quadrillant un monde métallique, froid, mauvais. Un monde mourant.
CHAUSSE-TRAPPES
Ça patine un peu plus dans la deuxième partie, quand on passe à un autre genre (le film de procès) et que s’accélère le défilé de seconds rôles moustachus joués par des acteurs connus (Melvil Poupaud, Denis Podalydès, Vincent Perez...). Le réalisateur et son coscénariste, Robert Harris, ont une masse considérable d’informations à brasser ici, et n’échappent pas tout à fait aux raideurs de la reconstitution historique. J’accuse semble tiraillé entre les deux visages du cinéma de Polanski : retors et tordu d’un côté, plus académique et mainstream de l’autre. Mais même dans ses moments de creux, le film est innervé par une vision si acerbe et tranchante de la nature humaine que l’intérêt ne faiblit jamais. Il s’achève sur la conclusion la moins réconfortante possible, un faux happy end dévoré par l’amertume. Un bon film de Polanski, on le sait, est un labyrinthe dont notre esprit reste prisonnier. Celui-ci est plein de chaussetrappes et de zones d’ombre, et on est loin d’en avoir trouvé la clé.