« Nous rencontrons Bertrand Bonello en 2011 à Cannes, où il présente L’Apollonide, que nous avons beaucoup aimé. Nous lui proposons alors Saint Laurent, qui l’emballe aussitôt, au point de mettre entre parenthèses le projet qu’il a en développement chez Rectangle Productions (ce sera son prochain film). Nous lui présentons ensuite Thomas Bidegain, avec qui il doit écrire le scénario. Notre intention, que partage Bertrand, est d’adopter un point de vue radical, d’essayer d’entrer dans la psyché de l’homme et de l’époque – entre 1967 et 1976 –, qui nous fascine également dans le sens où elle constitue un point de bascule dans le domaine de la politique, de l’économie et des mœurs. Nous partons donc là-dessus, avec l’idée d’aller présenter à M. Pierre Bergé un scénario finalisé écrit en toute indépendance.La guerre des boutons de manchetteQuelque temps avant notre annonce officielle au Festival de Cannes en 2012, je reçois un coup de téléphone de Wassim Béji (producteur du Yves Saint Laurent de Jalil Lespert) m’informant de la mise en chantier d’un film concurrent qui a le soutien total de Pierre Bergé, propriétaire des créations du couturier. Je comprends à ce moment-là que ça va être la guerre... Heureusement, nous nous étions préalablement assurés d’avoir les droits de reproduction des robes et du stylisme auprès de Kering (ex-PPR), le groupe qui détient la marque Yves Saint Laurent. Le soutien de François-Henri Pinault n’a jamais failli, même quand il a été sollicité à son tour par nos “adversaires”, avec qui il a conclu le même accord. Les deux projets se développent alors en parallèle avec, on le sent, la volonté chez nos concurrents de nous empêcher purement et simplement de faire notre film. C’est à ce moment-là qu’ils commencent notamment à menacer de procès non seulement Mandarin Cinéma, mais également tous ceux qui seront susceptibles de s’associer à nous. Certains ayants droit sont priés de refuser toutes nos demandes. Même la BNP, notre partenaire financier historique, reçoit des lettres de maître Pierrat, l’avocat de Bergé, lui stipulant que notre film est supposément illégal. Évidemment, ça ne tenait pas la route au regard de notre accord fondamental avec la maison Saint Laurent et de notre volonté affirmée de respecter le droit moral de M. Bergé.Lorsque Canal+ déclare, dans un jugement très politique, que la chaîne cryptée va financer les deux films, alors qu’elle avait toujours dit publiquement qu’elle n’en soutiendrait qu’un seul, nous décidons, la mort dans l’âme, de laisser passer en premier le projet adverse pour éviter de reproduire le schéma idiot des deux Guerre des boutons. Lorsque nous annonçons le report de notre tournage, la majorité des gens du métier pense d’ailleurs que nous sommes morts. Nous n’en sommes pas loin car la défection de Gaumont et de Mars, nos partenaires habituels, nous met dans une position délicate.L'atout CannesÉdouard de Vésinne, un bon copain qui s’occupe d’EuropaCorp Télévision, nous suggère alors de faire lire le script à Christophe Lambert, le directeur général d’EuropaCorp. Enthousiaste, il nous dit banco pour coproduire et distribuer le film, à la condition de faire passer le budget de 12 à 8,5 millions d’euros. Trop heureux de pouvoir avancer, tout le monde accepte de faire des efforts, Bertrand le premier, qui revoit son découpage et explique précisément à la déco et aux costumiers comment il va filmer les différentes séquences pour économiser sur ces deux postes coûteux.Pour un long métrage comme le nôtre, avec un positionnement qui est plus “auteur” que le projet concurrent, et dont le succès a montré qu’on tenait là un vrai sujet, le Festival était un objectif prioritaire et une rampe de lancement idéale. Aussi, quand Thierry Frémaux, qui suit attentivement le travail de Bertrand, nous a annoncé sa sélection en compétition officielle, nous étions vraiment fiers et soulagés. L’accueil chaleureux reçu par le film a définitivement récompensé les sacrifices consentis. Dans la foulée, Sony Pictures Classics a acquis les droits pour les États-Unis, Gaga Corporation a ensuite suivi pour le Japon... À l’heure où je vous parle, Saint Laurent a été vendu un peu partout dans le monde, ce qui a déjà rapporté environ 1,2 million d’euros.L’idée, pour la sortie, c’est de faire en sorte que Saint Laurent redevienne le “must-see” qu’il était à Cannes. Il se trouve que les exploitants, des grands complexes aux indépendants, ont très envie de l’avoir. Il faut cependant garder à l’esprit que ça reste un film d’auteur de 2 h 30 qu’on sortira sur un circuit restreint de 200 salles. Notre défi est d’attirer la jeunesse car le film a ça en lui. Nous serions déçus de faire moins de 500 000 entrées, mais l’aventure qu’on a vécue, quoi qu’il arrive, constitue d’ores et déjà l’un des grands chapitres de l’histoire de Mandarin Cinéma. »Propos recueillis par Christophe NarbonneSaint Laurent de Bertrand Bonello avec Gaspard Ulliel, Jérémie Rénier, Louis Garrel et Léa Seydoux sort demain dans les salles Lire aussi :Notre critique de Saint LaurentBertrand Bonello : "Je voulais montrer ce que ça coûte à Saint Laurent d'être Saint Laurent"Saint Laurent entre dans la course aux OscarsEric Altmayer : "Avec Saint Laurent, on ne cherche pas à plaire à tout le monde"
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